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3 juillet 2014 4 03 /07 /juillet /2014 22:51

Délibération ce matin dans un lycée du Val-de-Marne, pour des candidats de la prestigieuse série S. La présidente, une universitaire de Paris VI, nous explique de façon liminaire que dans ce jury, les candidats ont obtenu 25 points de moins que la moyenne académique, et qu'il faudra par conséquent les leur rajouter, à tous (je n'ai pas la présence d'esprit de demander si des consignes inverses ont été données aux jurys trop généreux). Vus les coefficients cela signifie un point de plus en maths, et en physique-chimie, et en SVT, et en LV1. Je me penche vers mon voisin matheux : "Mais vous n'avez pas déjà donné un bon coup de pouce aux candidats ? -Si, on a noté sur 24", me répond-il placidement. Pour les candidats à qui il manquerait un peu plus de 25 points, on ne doit pas s'interdire de faire preuve d'indulgence, il faut regarder le dossier scolaire, valoriser les compétences. Dans un dossier, un collègue malicieux ou bienveillant a écrit, au sujet de l'un de ses élèves, "Est venu à presque tous les cours cette année", et je ne parviens pas à déterminer la dose d'ironie que contient cette appréciation laconique.

 

La salle est d'abord rétive à cette opération d'hélitreuillage des résultats, mais juillet aidant on finit par se laisser aller. Quand la présidente annonce au sujet d'un candidat arrivé à 9,37 de moyenne, "En automatique c'est bon, il est admis", on ricane d'abord, on dit "C'est les soldes d'été !" ou "Offert par le rectorat !", mais au centième candidat on ne dit plus rien, on se contente de tamponner au rouge les copies amendées. Je sors de ma torpeur en voyant passer au vidéoprojecteur un candidat qui a obtenu 3 en maths, 8 en physique et 9 en SVT, mais qui a tout de même décroché son baccalauréat scientifique (sans même avoir besoin de passer par l'oral !) grâce à ses heureuses dispositions dans les autres matières. Nanti du diplôme délivré par notre indulgence, "premier grade de l'enseignement supérieur" comme nous l'a rappelé la présidente, ce jeune homme entame fort joliment ses études. Sic itur ad astra !

 

 

Demain, les candidats admis trépigneront de joie devant leurs noms inscrits au tableau. Leur famille les félicitera. Le ministère sera content. Moi...

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24 juin 2014 2 24 /06 /juin /2014 22:01

Cet article a été rédigé pour Le Figaro Vox.

 

Je vais vous révéler un secret professionnel –j’espère que mes collègues ne m’en voudront pas trop de trahir ce que notre ministre qualifierait sans doute de « délit d’initié ». Nous autres, enseignants, nous sommes fondamentalement malveillants à l’égard de nos élèves. Lorsque nous les évaluons, notre but est de les humilier en leur montrant toute la profondeur de leurs lacunes. Nous nous délectons de leurs mines déconfites devant leurs sales notes, devant leurs zéros à répétition –que nous ne manquons jamais d’assortir d’une appréciation aussi méchante que laconique. Nous espérons ainsi les décourager et détruire en eux les belles dispositions dont ils étaient évidemment nantis à leur entrée dans nos classes : ils débordaient de bonne volonté, mais ce n’est certes pas avec nous qu’ils trouveront à l’employer ! C’est bien pour cela que nous avons choisi ce métier, bien plus que pour la sinécure ou les salaires rondelets : nous voulons produire de l’échec afin de jouir du spectacle quotidien d’élèves démotivés par nos soins, et, petite satisfaction incidente, causer du tort à l’image de notre pays telle qu’elle se reflète dans l’enquête Pisa.

 

Bon, trêve de plaisanterie. L’interview donnée par M. Hamon au journal Le Parisien, où il dénonce le système actuel de notation et annonce l’ouverture d’une « consultation » pour le réformer, fait vraiment peine à lire.

 

D’abord parce qu’elle se fonde sur un certain nombre de clichés, que l’on pardonnerait sans doute au profane mais que l’on est beaucoup plus surpris d’entendre du ministre. L’école serait un lieu de souffrance pour les élèves (ils n’osent même pas répondre quand on leur pose une question, les pauvres), et de souffrance telle qu’on la rumine encore des années plus tard : « Tout le monde a le souvenir d’un échec à l’école », ne manque pas de noter M. Hamon, ce qui risque surtout d’alimenter les spéculations sur son propre parcours. Et par ailleurs, les notes telles qu’elles sont actuellement utilisées seraient un vecteur des inégalités sociales : « Si vous avez 10 de moyenne, on considère que vous ‘valez’ 10. Cela satisfait d’abord les familles qui maîtrisent les codes de la réussite à l’école. » Eh oui, pas évident ces maudits codes : écoute ce que dit la maîtresse, fais tes devoirs, ne passe pas huit heures par jour devant les écrans, comment expliquer cela aux malheureuses victimes de l’élitisme ?

 

Ensuite parce que l’on trouve, dans les propos du ministre, certaines inexactitudes qui semblent trahir une maîtrise insuffisante de ses dossiers ou, à tout le moins, de sa communication. Ainsi la dictée aurait-elle pour objet d’évaluer la maîtrise de la grammaire et de la syntaxe ; or le terme syntaxe désignant l’agencement des mots dans la phrase, on voit mal comment une dictée pourrait mesurer la maîtrise qu’en ont les élèves. De même on est très surpris de lire un éloge des « travaux personnels encadrés » (TPE) effectués par les lycéens de première. Cet exercice est donné en exemple des méthodes permettant d’« apprendre et d’évaluer différemment ». Or les TPE donnent lieu à une notation sur 20 tout à fait classique, qui est indispensable pour qu’il puisse en être tenu compte dans le calcul des résultats du baccalauréat. Par ailleurs, dans mon expérience personnelle (aux enseignants qui liront ce billet de me dire si elle constitue une exception), les TPE consistent dans un grand nombre de cas en des séances hebdomadaires de glandouille collective sur poste informatique, conclues par la rédaction précipitée d’un document comprenant rarement moins de 70 % de copier-coller. Que le ministre pose ce pseudo-travail comme le modèle d’une pédagogie enfin positive ouvre de bien riantes perspectives à ceux qui ont encore la prétention de transmettre quelque chose à leurs élèves.

 

Enfin, M. Hamon se focalise sur la note comme si en elle se résumait tout le travail d’évaluation et de conseil fourni par les enseignants. Comme si ces derniers n’annotaient pas les copies qu’ils rendent à leurs élèves, comme s’ils ne consacraient pas une part substantielles de leurs heures de cours à la correction collective des exercices (en répondant aux questions de ceux qui veulent bien se donner le mal d’en poser), comme s’ils ne prenaient jamais le temps de revoir avec son auteur un travail raté, comme s’il n’y avait rien pour aider les élèves à connaître leurs faiblesses et à les surmonter -par exemple les soixante heures annuelles dues par tout enseignant du primaire aux élèves en difficulté, ou les soixante-douze heures d’accompagnement personnalisé intégrées dans l’emploi du temps de toute classe de lycée. En réalité la plupart des élèves savent très bien ce qu’ils doivent améliorer ; mais bien souvent ils n’en ont pas la capacité ou la volonté. Dans mon lycée (et ce n’est pas le pire de France, loin s’en faut), des élèves de terminale S ne savent pas leurs tables de multiplication, des élèves de terminale L avouent sans détour que la lecture de livres les ennuie profondément. Je ne pense pas qu’une réforme de l’évaluation, si bien pensée soit-elle, remédiera à des problèmes de cette nature.   

 

Que souhaite obtenir le ministre au fond ? Il est bien évident que la consultation annoncée aboutira, comme c’est toujours le cas, aux conclusions souhaitées par son commanditaire. Or les intentions de M. Hamon apparaissent assez clairement dans son interview : il souhaite une évaluation qui ne se présente pas forcément sous la forme d’une note, qui soit bienveillante et non anxiogène ; il veut aussi qu’elle permette « de mesurer les progrès accomplis et ceux qui restent à accomplir » mais qu’elle ne brusque pas les apprentissages, puisqu’« on peut concevoir qu’un certain nombre de connaissances attendues à la fin de la 6e ou du CE 2 puissent être acquises plus tard. » En termes clairs, il s’agit de systématiser la méthode d’évaluation par compétences qui prévaut déjà dans la grande majorité des écoles primaires, en l’assouplissant un peu pour achever de la rendre illisible et inutile.

 

Prenons un exemple clair. Les écoliers d’il y a 30 ans ramenaient cinq fois par an à leurs parents émerveillés un petit livret où figuraient une dizaine de notes correspondant aux matières étudiées (l’approche par compétence n’étant pas totalement négligée puisqu’on distinguait évidemment grammaire, orthographe et rédaction). Ce document donnait aussi le rang de l’élève, ce qui chagrinait les derniers, mais remplissait les premiers d’une légitime fierté. Les appréciations portées par le maître ou la maîtresse pointaient les efforts accomplis ou leur absence. C’était finalement bien clair pour tout le monde.

 

Aujourd’hui, ah, le bel aujourd’hui de la pédagogie moderne ! J’ai sous les yeux les livrets scolaires de mes deux garçons, élaborés par l’inspection académique du Val-de-Marne « en référence aux programmes nationaux ». Dans le livret de Fifils n°2, actuellement en classe de CP, 89 items regroupés en 18 chapitres ont été notés de A (acquis) à D (non acquis). J’apprends ainsi que pour l’item n° 6, « prendre part à des échanges verbaux tout en sachant écouter les autres », mon cadet a obtenu un B+ fort encourageant ma foi. Et à présent qu’est-ce que je peux bien faire de cette information ? En « pratiques artistiques et histoire de l’art », des évaluations ont permis de vérifier que les élèves savent « observer, écouter, décrire et comparer des œuvres » (les italiques sont d’origine), « proposer (ou utiliser) des procédures simples mais combinées (recouvrement, tracés, collage/montage) », et « chanter en portant attention à la justesse tonale, à l’exactitude rythmique, à la puissance de la voix, à la respiration et à l’articulation ». Quand je pense qu’à cet âge je n’ai eu que de malheureuses notes sur 10 en « dessin » et en « chant », je me dis que j’ai vraiment manqué quelque chose.

 

Le livret de Fifils n°1, élève de CM1, compte huit pages. On y trouve 280 (deux cent quatre-vingts) items répartis en 70 chapitres. C’est, me suis-je laissé dire, le palier 2 du socle simplifié. On dirait le nom d’un talisman précieux dans un roman d’heroic fantasy ; celui qui le possède doit luire d’une étrange aura. Toujours est-il que j’ai photocopié le document pour les nuits d’insomnie. –Fifils n° 1, lui, a pris les choses avec beaucoup de pragmatisme. Il a parcouru le livret en diagonale pour compter le nombre de A qu’il a obtenus et a transformé cela en une note ; puis il a comparé cette note avec celle de ses camarades (qui avaient tous fait la même chose), et a abouti à une idée très précise de son classement. C’est ainsi qu’il entretient sa motivation. Ingénieuse méthode, pas vrai ?

 

Si, comme je le crois très fermement, ce qui vient d’être décrit préfigure la réforme de l’évaluation voulue par M. Hamon, un certain nombre de questions méritent à mon sens d’être posées :

-en quoi obtenir un D (compétence non acquise) est-il moins humiliant et moins anxiogène que d’obtenir un 0, ou une autre mauvaise note chiffrée ?

-en quoi une évaluation comme celle que l’on vient de décrire est-elle plus compréhensible pour les élèves et leurs parents, en particulier « les familles qui ne maîtrisent pas les codes de la réussite à l’école » ?

-est-il possible ou même souhaitable de travailler à la mise en place d’une école dont seraient exclus classement, compétition et « anxiété » -sachant que ce dernier mot ne désigne rien d’autre dans le discours officiel que le désir de bien faire ?  

-comment le ministère envisage-t-il de rémunérer le surcroît monstrueux de travail inutile que la mise en place d’un système d’évaluation « réformé » produirait pour les enseignants ?

 

 

Nul doute que la Grande Commission Consultative mettra tout son soin à éluder ces questions, et quelques autres encore…

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29 avril 2014 2 29 /04 /avril /2014 21:19

Cet article a été écrit pour Le Figaro Vox

 

Une vaste étude réalisée par Georges Fotinos montrerait une nette dégradation du climat entre parents d’élèves et directeurs d’école (et, même si la fonction de directeur comporte une dimension de représentation qui grandit le risque de conflit, on peut supposer que les constats posés peuvent être étendus à l’ensemble des enseignants du primaire). Sans vouloir le moins du monde minimiser la gravité des incidents qui peuvent jalonner la vie des écoles françaises –il serait facile d’en rappeler ici de gratinés-, je voudrais inviter à relativiser la tonalité franchement alarmiste des articles parus à ce sujet.

Les quelques chiffres qui ont filtré montrent assez clairement à qui les prend honnêtement qu’il n’y a pas de guerre entre les membres de la communauté éducative : les trois quarts des directeurs d’école interrogés disent n’avoir subi aucune agression ou une seule au cours de la dernière année scolaire. C’est heureux, et en même temps c’est remarquable s’agissant d’un métier impliquant un rapport constant au public, la gestion de nombreuses situations potentiellement conflictuelles (incidents de cour de récréation, évaluation de la performance scolaire des élèves), le tout dans un contexte de crise économique et sociale profonde et de montée de la violence. Rappelons que l’INSEE a comptabilisé, pour l’année 2012, près de 250.000 cas de « violence physique non crapuleuse » et 85.000 de « menaces et chantages ».

Par ailleurs l’« agression » subie par les directeurs consiste le plus souvent en des faits de harcèlement, c’est à dire, d’après ce que l’on peut comprendre, dans la contestation systématique de décisions prises par un enseignant ou par le directeur lui-même. Si regrettables que soient ces comportements, et ce qu’ils disent de l’attitude de certaines familles, ils ne doivent selon moi pas être mis sur le même plan que les insultes et menaces qui ont visé un directeur sur quatre et les coups qui ont touché un directeur sur 150.

Enfin, l’article du Parisien qui résume les travaux de M. Fotinos est illustré par une photographie à mon sens significative : la directrice d’une école de Seine-Saint-Denis a été visée par des tags insultants… et des dizaines de parents se sont rassemblés dans les locaux pour lui apporter leur soutien et refuser la violence. Le décalage est complet par rapport au titre vulgairement racoleur de cet article (« Les instits ont peur des parents »). Une enquête récemment publiée, et relayée par le Figaro, a montré que 73 % des parents d’élèves du primaire ont une image positive des enseignants. Encore une fois, il n’est pas question de nier la difficulté de la tâche dans certains établissements, ni la réalité des agressions subies par certains de mes collègues ; mais il serait tout aussi absurde d’utiliser l’enquête de M. Fotinos pour présenter l’école comme une citadelle assiégée par des parents vindicatifs, prompts à l’insulte voire au coup de boule. Le statut de fonctionnaire de l’Education nationale est encore protecteur, fort heureusement, et au-delà des personnes l’institution est largement respectée.

 

J’ai travaillé cinq ans dans un collège difficile de Seine-Saint-Denis, avant d’être nommé dans le lycée de banlieue sud où j’exerce actuellement ; il est plus tranquille, même s’il accueille lui aussi un public très divers. Sur l’ensemble de cette période, je n’ai pas connu plus d’une dizaine de conflits avec les parents de mes élèves. Je n’ai jamais subi de menaces ni d’insultes de leur part. Certains m’ont reproché avec véhémence les punitions que j’avais données à leurs enfants ; j’ai tenu bon, expliqué, et en général mon interlocuteur a fini par se ranger à mon point de vue.

Ce n’est évidemment que mon expérience individuelle, et je ne prétends pas qu’elle soit représentative des conditions de travail de mes quelque centaines de milliers de collègues, et encore moins du cas particulier des directeurs d’école primaire. Peut-être ai-je simplement eu de la chance ; j’ai d’ailleurs été témoin des conflits interminables où on ont été entraînés certains de mes collègues, et qui les ont parfois profondément démoralisés (voir ici ou ). Récemment encore, dans mon lycée, une mère d’élève faisait irruption dans le cours d’un collègue pour le houspiller devant sa classe ! Un évènement de ce genre vous marque à vie. Et il grossit les statistiques de la violence en milieu scolaire. 

Cependant, ces incidents restent tout à fait exceptionnels. L’immense majorité des parents sont extrêmement discrets ; bien que je sois cette année professeur principal d’une classe de terminale qui passera son bac dans deux mois, je n’ai pas dû avoir de contact direct avec plus de la moitié des parents de mes élèves (et encore, ce contact s’est parfois limité à un bref échange téléphonique). C’était la même chose quand j’étais professeur principal d’une classe de quatrième. On peut évidemment interpréter cette réserve comme un signe de désintérêt ; et dans un certain nombre de cas, c’est bien de cela qu’il s’agit, hélas. Mais beaucoup d’autres raisons peuvent en rendre compte, confiance tranquille accordée aux enseignants ou au contraire timidité de pauvres gens.

Les rencontres parents-professeurs, quand on les provoque, permettent de vérifier que   beaucoup investissent encore d’immenses espoirs dans la scolarité de leurs enfants -et c’est d’autant plus vrai qu’on a affaire aux personnes les plus humbles. -Quand je suis vraiment fatigué de ce métier, je repense aux témoignages de sympathie et de gratitude que j’ai reçus, de la part de parents parfois illettrés, parfois à peine francophones, pour le travail que je faisais avec leurs enfants. Alors je me dis que je ne souhaite vraiment rien faire d’autre que d’enseigner.

 

Une dernière remarque toutefois, pour ne pas finir sur une note dont l’optimisme paraîtra peut-être ridicule à certains. Dans les articles consacrés au travail de M. Fotinos, un point a particulièrement retenu mon attention. L’un des motifs évoqués, pour expliquer la méfiance supposée des parents à l’égard de l’école (et la violence qui peut en découler), est le fait qu’il ne comprennent pas, ou qu’ils ne comprennent plus, comment elle fonctionne. Cette perplexité me paraît légitime, et je la partage dans une large mesure.

Comme enseignant d’abord. Dans le secondaire l’organisation des examens, l’orientation, l’évaluation des performances scolaires sont organisées selon des modalités de plus en plus complexes, et la définition des programmes et des objectifs pédagogiques qui doivent être atteints par les élèves de chaque filière semblent avoir été rédigés tout spécialement pour décourager le profane.

Comme parent ensuite. Quand j’étais un élève de CM1 (c’était en 1983, comme le temps passe) j’allais en classe, comme tous les autres petits Français, les lundi, mardi, jeudi, vendredi et samedi matin. Les horaires étaient invariables : de 9 h à midi et de 13 h 30 à 16 h 30. On passait 27 heures par semaine à l’école ! Les programmes officiels que suivait mon instituteur (car à l’époque il y avait encore des hommes qui faisaient ce métier) comportaient quatre grands pôles : français, mathématiques, activités d’éveil et EPS. Nous lisions tous, et bien, ce qui permettait au maître de nous faire étudier des textes classiques : dans mon cahier de poésie, que j’ai pieusement conservé, je retrouve la « Chanson d’automne » de Verlaine, « Le loup et l’agneau » de La Fontaine, la « Complainte » de Rutebeuf, l’« Ode à Cassandre » de Ronsard, « Ma bohême » de Rimbaud, etc. Cinq fois par an, mes parents pouvaient se faire une idée de mes résultats grâce à un petit livret où figurait, sur 10, ma moyenne dans chaque matière, avec une appréciation synthétique.

Aujourd’hui c’est mon fils qui a dix ans, et qui est en CM1. Il va à l’école 24 heures par semaine (trois heures de moins que moi donc). Je ne sais pas du tout comment son emploi du temps s’organisera l’année prochaine : les élus de ma ville ont essayé d’appliquer de la moins mauvaise façon possible la stupide réforme des rythmes scolaires, mais la commune est passée à droite aux dernières municipales, et le nouveau maire a annoncé tout de go qu’il suspendait le chantier pour une durée indéterminée. Trois fois dans l’année, mon fils me tend fièrement un bulletin rendant compte de ses performances : le document comporte six pages et 136 items, la plupart étant renseigné par une lettre allant de A (« acquis ») à D (« non acquis »). Quand je lui demande ce qu’il a fait dans la journée, il me dit qu’il a réalisé une peinture « à la manière de » Magritte ou Warhol, qu’il a copié sous Word sa leçon manuscrite, ou qu’il a appris la chanson « London bridge is falling down ». En revanche il ne me parle jamais de ses lectures scolaires, et pour cause ! Presque tous les textes que j’ai pu voir jusqu’à maintenant dans ses cahiers sont d’un ennui sans nom, quand ils ne sont pas franchement stupides. Voici par exemple le refrain d’une chanson apprise l’année dernière, « Les hommes préhistoriques » (de Pascal Genneret) :

 

Ils avaient les crocs magnons et le nez en derthal,

Ils avaient les os stralopithèques,

Ils étaient pâles et olithiques, ils se mettaient des faux cils,

Ils ach’taient d’l’Omo erectus au Mammouth.

 

 

A ce stade le lecteur aura compris, je crois, le sens de ma diatribe : ce qui menace l’école, actuellement, en France, c’est beaucoup moins le comportement sans-gêne voire agressif d’une poignée de parents que les décisions politiques qui, depuis trente ans, ont contribué à affaiblir de façon effroyable la qualité et l’efficacité de l’enseignement dispensé. Je suggérerais d’ailleurs à la rédaction du Figaro d’ouvrir un sondage tout spécialement destiné aux enseignants. Posons-leur la question suivante : si vous pouviez changer, soit l’état d’esprit de vos parents d’élèves, soit celui des cadres dirigeants du Ministère, quel serait votre choix ? Le mien, en tout cas, ne ferait aucun doute. 

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1 avril 2014 2 01 /04 /avril /2014 23:44

Selon une dépêche AFP tombée tard ce mardi, Manuel Valls, à peine nommé premier ministre, aurait pris en accord avec le président la décision de ne pas composer de gouvernement. Interrogé dans les jardins de l’hôtel Matignon où il prenait le frais en compagnie de quelques proches, M. Valls a expliqué les raisons de cette décision sans précédent dans l’histoire de la cinquième République et même de la vie politique française en général.

« J’ai commencé à me poser des questions quand il a fallu que je réfléchisse concrètement aux principales nominations. J’avais une feuille de papier devant moi et j’y avais écrit le nom de Ségolène Royal à côté des mots ‘Education nationale’. J’ai été pris d’une sorte de vertige. Puis j’ai regardé les autres noms et je me suis aperçu qu’ils me faisaient tous le même effet. »

 

Ayant tiré une bouffée de son montecristo, M. Valls a poursuivi : « Puis j’ai repensé à différentes choses. Jean-Marc, par exemple, repartant par le train vers Nantes. C’est idiot mais je me suis dit qu’il allait passer la soirée dans une brasserie avec des copains, et je l’ai un peu envié. –Mais ce qui m’a décidé, finalement, c’est la décision de ces cons de Verts de rester à l’écart du gouvernement. Merde, pourquoi ils seraient les seuls à prendre du bon temps ! Ce n’est pas que je tienne à voir leurs gueules à chaque Conseil des ministres mais enfin quand même, c’est trop facile à la fin. »

Restait à convaincre le président ; mais cela ne semble guère avoir posé de problème : « François m’a tout de suite dit qu’il pensait la même chose depuis un moment et qu’il était soulagé de voir qu’il n’était pas fou, que d’autres pensaient comme lui. Il s’est même écrié : ‘C’est le pacte d’inanité !’ Et on a décidé de foncer. »

 

M. Valls a donc démissionné après moins de vingt-quatre heures à Matignon ; puis M. Hollande, usant des pouvoirs que lui confère à peu près la Constitution, a dissout l’Assemblée nationale, le Sénat et sa propre personne.

Celui qui aura occupé les fonctions de premier ministre pendant moins de 24 heures a également donné quelques indications sur les suites concrètes de cette décision : « D’après les services informatiques, il y a des logiciels assez bien faits qui peuvent expédier les affaires courantes jusqu’en 2017 au moins ; ils ont déjà calculé que l’absence de gouvernement pourrait faire gagner 23 points de croissance annuelle au pays. »

 

Interrogé sur ses projets personnels et ceux des autres ministres rendus à une existence normale, M. Valls a bien voulu livrer quelques confidences : « Avec mon épouse, je pars après-demain en Moldavie assister au festival ‘Cultures nomades’. Les autres vous diront eux-mêmes ce qu’ils veulent faire, mais bah, en tant qu’ancien ministre de l’Intérieur je peux bien me permettre de balancer un peu : Vincent va retourner à ses premières amours et enseigner la philo dans un lycée professionnel du Val d’Oise, Christiane fera la première partie de Yannick Noah, Pierre va rejoindre son grand pote Dominique à Luxembourg pour l’aider à boucler le tour de table de son hedge fund. Hein ? Najat ? Oh, là je ne peux vraiment rien vous dire mais je vous conseille juste de ne pas manquer le prochain numéro de Lui. »

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13 mars 2014 4 13 /03 /mars /2014 06:04

Cet article a été écrit pour Atlantico. C'était évidemment avant l'affaire des écoutes. Quel timing !

 

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Je pense que Christiane Taubira (et comment lui en voudrait-on) se plaît dans le statut qui lui a été conféré par la gauche politique, médiatique et intellectuelle depuis la triste affaire de la « banane ». Ils ne sont pas si nombreux, les personnages publics qui peuvent, en France, hors de toute campagne électorale, susciter des meetings en leur faveur et faire acclamer par une assemblée choisie un discours nébuleux mais manifestement rédigé et prononcé sous l’influence d’une dose massive d’euphorisants. Après les batailles héroïques livrées aux méchants homophobes, et avant de retourner peut-être à l’ordinaire bien terne du Ministère de la justice (réformer le pénal, placardiser un magistrat, etc), la publication d’un livre en forme de profession de foi est une bonne méthode pour continuer d’occuper le terrain et recueillir encore quelques louanges. Méthode agréable, qui plus est, car Mme Taubira est une incontestable lettrée, dont la culture affleure à chaque phrase, et qui produit sans effort apparent des phrases telles que :

« cette parole de l’Etat vient, tel un couteau à lames multiples et rotatives, fouiller, ulcérer, meurtrir la plaie creusée par ce largage qui démolit l’espoir en petites écorchures et l’endolorit par mille mortifications quotidiennes. »

On est flamboyant ou on ne l’est pas.

 

Ecrit dans une certaine urgence, le livre de Mme Liberté, Paroles de Taubira, à moins que ce ne soit l’inverse, se compose de deux parties. Dans la première, l’actuelle garde des Sceaux jette un coup d’œil rétrospectif sur son itinéraire et, en particulier, sur l’influence que le racisme (subi ou observé) a exercé sur son parcours personnel. C’est de ce long chapitre que je rendrai compte à présent. –Dans la seconde partie, Mme Taubira expose de façon plus générale sa vision de la République française et de la marche du monde. J’en parlerai une autre fois, à condition qu’Atlantico s’engage à prendre en charge mon suivi psychologique ultérieur.

 

Dès son enfance et sa jeunesse, Christiane Taubira a eu à souffrir du racisme. Elle consacre plusieurs pages à décrire les vexations, les discriminations et les insultes qu’elle a subies à l’époque où elle faisait ses études, à Paris pour l’essentiel, pendant les années 70. « Cible de regards appuyés » comme tous les étudiants colorés, témoin de « ratonnades organisées par les étudiants d’extrême-droite qui poursuivaient les étudiants africains jusque derrière les tables de la bibliothèque du sixième étage », traitée de « sale négresse » dans le métro, barrée des meilleurs emplois et obligée de se loger n’importe où par les préjugés des bailleurs, elle ne décrit pourtant pas cette période de sa vie comme malheureuse. Son immersion dans une culture cosmopolite et son engagement enthousiaste dans le mouvement tiers-mondiste illuminait alors son esprit. Les livres et l’idéal comme moyen de survivre à la bêtise et à l’injustice : belle histoire.

Belle histoire, où, curieusement, le rôle des institutions n’est pratiquement pas évoqué, sinon à travers les remarques consternantes et les actes arbitraires de certains professeurs. Pourtant je ne peux m’empêcher de trouver admirable qu’une jeune femme noire issue d’une famille pauvre et nombreuse d’un lointain outre-mer, venue chercher en métropole un savoir qui lui sera dispensé en toute gratuité, retire de cette aventure un diplôme de troisième cycle en sciences économiques, un autre en sociologie et ethnologie, et un troisième en agroalimentaire ; titres qui lui permettront de devenir professeur à l’âge de 26 ans et d’entreprendre dans sa Guyane natale une carrière brillante à tous les points de vue. Cela suggère que le système n’est pas si mauvais, qu’il sait reconnaître le mérite sous n’importe quelle couleur de peau. Et en tout cas qu’il vaut bien mieux que les comportements imbéciles des quelques racistes croisés en chemin.

 

Autre grande étape dans le parcours humain et intellectuel de Christiane Taubira : sa candidature à l’élection présidentielle. « Je fus ramenée à ma peau en 2002 », déplore-t-elle. « Le club médiatique » lui aurait alors assigné un rôle diminutif et humiliant : celui de « candidate des minorités ; candidate de l’Outre-mer ; candidate des Sans-voix. Femme noire. » Ce reproche est singulier. On se souvient en effet dans quelles circonstances Mme Taubira a été amenée à concourir à cette élection. Députée ultramarine peu connue du grand public (toute son activité à l’Assemblée ayant porté sur la défense des intérêts guyanais et les questions mémorielles), elle avait été choisie par une partie des radicaux de gauche avec l’arrière-pensée évidente de réussir un joli coup politique ; Bernard Tapie, amie de Mme Taubira et empêché de concourir par ses propres ennuis judiciaires, ayant résumé l’affaire avec la brutale franchise dont il est coutumier : « C’est fabuleux, tu es une femme et tu es black ! »


Par la suite on ne peut pas dire que la femme black ait fait grand-chose pour décoller cette étiquette. La partie la plus étoffée et la plus argumentée de son programme était consacrée à la façon dont la France doit assumer et promouvoir sa diversité. Sa profession de foi commençait par les mots suivants : « Ceux qui veulent nous faire peur n’y peuvent rien. La France se déploie dans le monde et le monde est dans la France. Par son histoire coloniale, mais aussi méditerranéenne et européenne, elle vibre de toutes les identités venues s’enlacer sur son sol. (…) Bouquet de couleurs, de cultures, de croyances, la France est comme d’autres nations, un pays mêlé. Les cultures sont d’égale dignité. Les identités particulières ne menacent nullement le sentiment de commune appartenance. Elles l’irriguent. » Et caetera, et caetera. Dans son principal clip de campagne, Mme Taubira reprenait textuellement plusieurs passages de cet éloge béat de la diversité rédemptrice. Elle y insérait également le témoignage d’une jeune femme apparemment issue de la diversité maghrébine, qui se plaignait qu’il y avait des listes d’attente partout et que ça commençait à bien faire. Lors d’une interview sur France 2, à un mois du premier tour, on lui a demandé quel aspect de son programme elle aimerait léguer aux futurs finalistes de la compétition électorale ; elle répondit : « il est important qu’on comprenne bien que la France est plurielle, qu’elle est diverse dans sa composition sociale, qu’il y a une très grande diversité culturelle, d’identités, de croyances et de territoires, et qu’il faut en tirer les conséquences. » Bref, Mme Taubira n’était peut-être pas la candidate des minorités, de l’Outre-mer et des Sans-voix, mais elle admettait sans difficulté qu’elle entendait représenter les « identités particulières » et la jeunesse multiculturelle. Nuance !

Le malentendu est illustré par un entretien réalisé une semaine avant le premier tour par les journalistes politiques de France 2. Les trois ou quatre premières questions portent effectivement sur la dimension identitaire de la candidature Taubira, à tel point que l’intéressée finit par laisser pointer un certain agacement. Mais les questions posées montrent bien qu’il était difficile de ne pas commencer par là. Olivier Mazerolle : « Votre caractéristique principale, c’est d’être la seule candidate en provenance des DOM-TOM. Vous êtes guyanaise. Est-ce la raison pour laquelle vous avez qualifié votre candidature d’évènement porteur d’une dimension historique incontestable ? » Gérard Leclerc : « Vous vous présentez comme la candidate des déçus de la politique, des exilés de la citoyenneté et des marginaux de la République. Qu’est-ce que ça signifie ? » Finalement, le message implicite de la candidature Taubira semble avoir été fort bien perçu par l’électorat : ses moins mauvais scores, elle les a réalisés outre-mer et en banlieue parisienne.

 

Puis vinrent les émeutes de 2005. Mme Taubira fut choquée qu’on les explique uniquement par des facteurs ethniques, religieux ou culturels. Et sur ce point, au risque de surprendre le lecteur, je dois reconnaître que je suis d’accord avec elle. Quoi qu’aient pu montrer la restitution chronologique des évènements (ce n’est pas la mort de deux jeunes à Clichy-sous-Bois, mais des incidents dans la mosquée de cette même commune qui ont provoqué la généralisation des affrontements avec la police) ou les enquêtes sociologiques sur le profil des émeutiers (Hugues Lagrange par exemple a montré qu’ils sont en grande majorité issus d’une immigration récente et très mal intégrée), on ne peut rendre compte de cet épisode de notre histoire par des analyses à l’emporte-pièce.

Le problème est que Mme Taubira donne de ces évènements une explication tout aussi simpliste. Pour elle, les émeutiers de 2005 voulaient tout simplement… « exiger des droits de citoyens ». Car comme les révoltés du passé dont ils sont les incontestables héritiers, nos lanceurs de cocktails Molotov ont « décid[é] une nuit sans lune de frapper à la porte de la République en faisant grand bruit dans l’espoir d’être entendus. » Ils protestaient en fait contre « une discrimination d’Etat, assortie d’auto-absolution sur les défaillances et incuries des politiques publiques qui ont détruit la mixité sociale et la diversité culturelle, déserté ces territoires en en supprimant les services d’éducation, de santé, d’accompagnement social (…) » A se demander vraiment avec quels fonds avaient été construits les écoles, gymnases, médiathèques nombreuses que les émeutiers de 2005 firent flamber à travers toute la France.

A cette date, les dépenses sociales atteignaient déjà 30 % du PIB national, ce qui plaçait la France en tête des pays de l’OCDE. On est aujourd’hui plus proche de 35 %.

Au moment des émeutes, j’enseignais dans un rude collège de Seine-Saint-Denis. Dans les salles de classe, on parlait évidemment beaucoup des évènements, et nombre d’élèves, comme de juste, sympathisaient avec les émeutiers. J’essayais de les convaincre qu’ils n’avaient rien à voir avec ces pyromanes, mais ils n’en démordaient pas, et répétaient en boucle le même argument : « Franchement msieu, c’est clair que l’Etat fait rien pour nous ! Après y’en a, y zont la haine, ben c’est normal. » Je leur répondais que c’était à mon avis totalement faux. La mère de l’émeutier a en effet profité d’une prise en charge de sa grossesse alors que le futur voyou n’était encore qu’un fœtus de quelques centimètres ; elle a comme les autres bénéficié d’échographies, de soins et de conseils gratuits jusqu’à la salle de travail. Son enfant une fois né a pu fréquenter les centres de PMI et les crèches où des critères sociaux décident bien souvent de l’attribution des places ; l’Etat l’a vacciné contre la rougeole, a guéri ses otites, l’a accueilli huit heures par jour dans un lieu agréable et protégé. Puis il lui a fait une place dans ses écoles, où son séjour coûte à la collectivité 10.000 euros par an environ. C’est encore la puissance publique qui finance la bibliothèque où l’émeutier empruntera peut-être, un jour, un des livres qu’il n’aura pas réussi à brûler, le stade où il passe ses samedis, l’association qui occupe ses dimanches. Bref l’Etat n’est pas si mauvais bougre, et c’est bien de l’ingratitude que de l’accuser de ne rien faire pour les pauvres gens ; en fait peu de parents sont aussi prévoyants, aussi bienveillants pour leur progéniture.

 

Pour en revenir à Christiane Taubira, le plus cocasse dans son argumentaire est qu’elle tombe lourdement dans les clichés qu’elle reproche à ses adversaires les méchants racistes trafiquants de stéréotypes. Que penser en effet d’une phrase telle que : « (…) la population, luttant contre la déshérence, s’arc-boutant jour après jour pour éviter les balles perdues, l’endoctrinement et l’enrôlement des fils, l’intimidation et l’asservissement des filles, la population éperdue et opiniâtre se démenait dans un mutisme fulminant pour retenir les ruines et éviter de s’effondrer à son tour » ? Ne représente-t-elle pas la vie dans nos belles banlieues multiculturelles sous un jour particulièrement sinistre ? Les sous-entendus qu’elle contient au sujet du machisme et de l’intégrisme religieux supposés de leurs habitants n’ont-ils pas des relents nauséabonds ? Je laisse le lecteur juger et, le cas échéant, s’indigner comme il convient.

 

Après les émeutes de 2005, Mme Taubira évoque encore les discours de Dakar et de Grenoble, et les affronts qu’elle eut à subir après 2012 malgré le prestige théoriquement protecteur de sa fonction. Mais c’est l’épilogue de l’ouvrage qui retient surtout l’attention. La Ministre de la Justice expédie en effet un éloge obligé de l’action gouvernementale en onze lignes de pur plastique, d’où suinte le plus parfait ennui. Ses propres fonctions ne paraissent pas la passionner davantage, puisqu’elle ne les évoque à demi-mots qu’à travers l’affaire Dieudonné, « sinistre sbire » à qui « il faudra continuer à (…) infliger sanctions judiciaires et pécuniaires » (oui, c’est vrai que ce pourrait être une bonne idée de faire appliquer les décisions de justice ; heureusement que Manuel Valls est là pour s’en charger, hein ?) Mme Taubira ne retrouve sa lyre que pour chanter les quartiers populaires où elle a cessé de vivre depuis quarante ans : « dans ces lieux, là où la misère n’a pas supplanté la pauvreté, la créativité est vive et polymorphe, elle s’épanouit dans les arts de rue et les beaux-arts, foisonne dans les spectacles vivants et l’écriture, résonne dans la musique et la danse, elle bourgeonne et fructifie dans l’économie sociale et solidaire », etc. Et le livre se conclut sur un appel à l’énergie républicaine qui relève à mon avis de la mystique plus que de la politique.

 

 

Finalement, à travers ce texte, Mme Taubira revendique un double statut. Elle est l’une des grandes figures d’une majorité gouvernementale qui, pour quelques temps encore, détient pratiquement tous les leviers de commande politique en France, et n’en fait pour l’instant pas grand chose. Mais elle veut rester ce qu’elle était au temps de sa candidature présidentielle, une pasionaria républicaine libre de tenir un discours porté sur le symbole plus que sur le concret, et de défendre les humiliés contre un système périmé et affreux. Au Ministère de la Justice elle garde la nostalgie du Ministère de la Parole.  

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14 février 2014 5 14 /02 /février /2014 15:34

Bon, ce n'est pas bien de republier d'anciens billets, mais mon article paru sur Vox m'a attiré beaucoup de nouveaux lecteurs et j'aime beaucoup ce texte, paru sur mon ancien blog. Publié en 2008, il illustre ce que pouvait être une heure de "cours" dans un collège de ZEP. Heureusement, depuis lors, tout a changé pour le mieux. 



Déjà, ça a mal commencé. Patrick est arrivé, il était trop chaud. Il a commencé à dire comme quoi, ouais venez, ya Mohamed des 4°E qui trace du collège, y va taper les mecs de Picasso à l’Etoile, on va y aller aussi. (L’Etoile, c’est le nom du stade). Moi j’y ai dit laisse tomber, mon daron il a dit que si je mmettais dans les embrouilles de cités y mrenvoyait au bled direct. En plus moi, Picasso, jconnais même pas, pourquoi j’irais m’battre avec eux ? Alors Patrick il a dit comme ça ouah rgardez Idriss comment il a trop peur, le ptit bolosse. Et j’y ai répondu viens voir un peu ici, on va voir qui qui a peur. Alors y mfait comme ça qu’est-ce t’en as à foutre, dfaçon Devine il est absent. D’où tu le sais ? jlui fais. Y mdit c’est Djeison qui mla dit hier soir sur MSN. Alors du coup, tous les autres y sont venus autour de nous, un cours en moins, c’est sûr que ça les intéressait trop. Y disaient ouah, on quitte à trois heures, cool. Mais Ibtissem elle a dit Non mais arrête de mytho moi msieu Devine jlai vu dans lcouloir ttàl’heure. Et moi aussi jlavais vu. Djeison, son nom d’utilisateur sur MSN, c’est « Pervers_et_fier_de_letre », non mais sérieux, tu peux faire confiance à un mec comme ça ? Oh. Alors moi jlui fais à Patrick, ouais moi Djeison y m’a dit comme quoi les Martiens y zétaient arrivés chez lui et y zavaient niqué sa mère direct, ben jlai pas cru tu vois. Alors Patrick il a commencé à s’énerver et il a dit allez-y, faites style vous êtes des bons élèves, nous dtoutes façon on y va pas, au cours de c’fils de pute, on va se fight. Et il est parti. Sur le Coran, y sprend trop pour un justicier. Alors qu’en fait il est tout petit, quand ya une bagarre, y reste juste sur le côté à rgarder comme ça, y met juste un coup de latte quand y voit qu’y a un mec de Picasso par terre.

Alors du coup chuis monté en cours avec Ismaïl, et dans l’escalier on a commencé à parler de foot. Lui il dit qu’il aime pas la France et y veut pas qu’elle gagne l’Euro, alors il fait style il est pour le Portugal. Moi j’étais trop pas d’accord avec lui. Y mdit « Cristiano Ronaldo », nan mais t’as vu Cristiano Ronaldo avec sa grosse tête de tapette ? Alors jlui dis « Benzema ! » Y mdit « Cristiano Ronaldo. » Jlui dis « Ribéry ! » Y mdit « Cristiano Ronaldo. » Jlui dis « Anelka ! » Y mdit « Cristiano Ronaldo. » Alors jlui dis « Wahiba », et lui y commence à bouger sa grosse tête comme ça, qu’est-ce t’as dit, qu’est-ce t’as dit, pasquenfait Wahiba c’est le nom à sa daronne et il aime pas qu’on le dise. D’ailleurs personne aime qu’on dise le nom de sa mère, mais nous on aime bien le dire, pasque ça énerve le mec, c’est pas comme si on la traite mais ça énerve quand même. Alors moi jme tire en rigolant et en disant Wahiba, Wahiba, et lui y mpoursuit en mdisant Jvais t’éclater, comment jvais t’éclater mon frère, et on courait à toute vitesse et on a même pas calculé la petite prof qui s’était accroupie pour ranger un truc dans son keuss. On l’a évitée de justesse et elle s’est mise à gueuler, Ouais, mais qu’est-ce que c’est que ces sauvages, non mais vous vous croyez où, les courses de bourrin c’est à Vincennes, elle dit. Moi j’ai répondu Mais on rigooole, madame, faut rigoler dans la vie. Et Ismaïl il a dit d’où vous nous appelez des bourrins, on vous connaît même pas. Et la prof elle l’a cassé, elle lui a dit Ouais ben on va faire connaissance, tu me donnes ton carnet, Monsieur pas-bourrin-pour-deux-sous. Et Ismaïl il lui a répondu ben j’en ai pas, et ça c’était vrai vu que Patrick y lui avait piqué et il avait écrit partout dessus avec un gros marqueur noir, Ismaïl = PD, PD, Tu suces des bites, et quand Ismaïl il l’a récupéré il était tellement dégoûté qu’il l’a foutu à la poubelle direct. Alors la prof elle a dit à Ismaïl ben c’est pas grave, tu vas m’accompagner chez la CPE, alors Ismaïl y s’est mis à flipper et il a dit d’un ton tout désolé Non mdame, j’ai rien fait d’abord, et la prof elle a eu l’air d’avoir pitié de lui, alors moi j’ai dit Wahiba à voix basse, mais lui il a entendu et il a recommencé à s’énerver, alors la prof elle l’a embarqué. On s’est envoyés des doigts pis il est parti avec elle et moi chuis entré en cours.

« Tiens, Idriss ! Toujours aussi ponctuel » il a dit le prof, alors j’ai demandé Vous allez m’exclure ? Et il a fait non, vas-y, assieds-toi. Et chuis allé pour m’asseoir mais juste à ce moment là la porte s’est ouverte et Camélia est entrée, alors msieu Devine il lui a dit Ah non Camélia, t’es trop en retard, jtaccepte pas, et elle elle lui a répondu Ouah, Idriss y vient juste d’arriver, vous avez même pas commencé le cours et vous me virez ? C’est injuste ! Pourquoi vous faites des différences ? C’est parce que vous me détestez, c’est ça ? Et le prof il a répondu, La vérité sort de la bouche des enfants, alors on a ri et on a tous fait Ooooooh msieu, comment vous taillez, et Camélia elle s’est cassée sans que le prof il ait eu le temps de rédiger un billet d’exclusion, alors il a dit Bon débarras, et ça se voyait trop qu’il avait envie de rajouter sale pute mais y s’est retenu. Moi Camélia le dernier jour jlui dis Ouah, comment t’es trop maquillée, tu crois qu’au collège c’est Relooking extrême ou quoi ? Et elle a crié LE MAQUILLAGE A TON PERE à travers la salle de classe (pasque ça se passait pendant le cours de msieu Glazer, le prof de français). Patrick y dit que son piercing au menton c’est pour montrer comme quoi elle suce, et alors jlui ai dit ben comment ça sfait que t’as pas le même ? On aime bien vanner.

Alors jvais pour m’asseoir, mais la chaise elle est cassée. Jle dis au prof, et y mdit comme ça « Non mais ça te gêne pas trop de m’interrompre pour me faire part de tes petits problèmes ? » et jlui réponds ben j’ai pas de chaise ! Et y mdit, en parlant tout lentement, ppprreeennddds eeennnn uuuunnnneeee aaauuutttrrreee, comme si j’étais tebê, alors jfais comme si jcalcule rien et jvais prendre la chaise à côté de Smaïn, mais là Smaïn y mdit eh mais qu’est-ce tu fais ? Ben ça se voit pas ? Jprends la chaise. Eh mais non, moi jla garde, y mdit. Et pourquoi ? Pour mettre mon sac, y mrépond. Tu peux pas lmettre par terre comme tout le monde ? jlui demande, et jdis plus fort, pour que le prof il entende, en fait tu veux le garder là pour pouvoir regarder ton portable ! Y se fâche pasque j’ai dit la vérité, et y crie : Ferme un peu ta gueule ! Ya plein d’autres chaises, pourquoi tu veux la mienne ! Alors le prof il arrive sur nous et y smet à crier, mais qu’est-ce que vous fabriquez encore ? Vous voyez pas que vous nous empêchez de commencer le cours ? Ben c’est lui, j’explique, y veut pas mdonner la chaise. Je ne veux pas perdre de temps à écouter vos explications fumeuses, y dit le prof, donnez-moi vos carnets tous les deux, on aura peut-être la paix. TOUS LES DEUX ! on a crié en même temps Smaïn et moi, et pis aussi : « j’ai rien fait, c’est lui qui fout la merde ! » Mais le prof il avait l’air d’être en colère, alors jsuis retourné à ma place pour lui donner mon carnet, mais pendant ce temps là Smaïn il essayait de carotte le prof, jlentendais qui disait, Oh msieu, jlai pas, mais c’est pas ma faute, il est chez la CPE, alors moi j’ai crié arrête de mytho, ton carnet il est dans ton sac, là dans la poche de devant. Et alors Smaïn il a ouvert la poche et il a fait ooooh mais alors, ooooh mais alors, mais msieu sur le Coran jsavais pas qu’il était là, et nous on lui a tous dit Pourquoi tu mens ? Msieu Devine il a dit Calmez-vous tous, et pour la sept ou huitième fois il a répété Bon l’art au début du XXe siècle change radicalement, vous avez vos livres ? Page 162. Et jlui ai dit, ben msieu j’ai pas de chaise. Là y s’est arrêté et y m’a regardé style il allait me bouffer, et les autres y zont rigolé, mais pas longtemps pasque Devine y s’est mis à gueuler, on voyait les veines de son cou, la Mecque on aurait dit qu’il avait mis les amplis. Et y m’a dit qu’y me virait. Un truc de ouf.

Alors j’ai pris mes affaires et je suis sorti. Et yavait Ibtissem avec moi, c’est la déléguée et il lui avait donné le mot d’exclusion de cours et jlui ai dit, franchement il abuse là, d’où il m’exclut ? Jvais pas suivre le cours debout tout de même ! Et elle elle m’a dit, mais arrête de dire n’importe quoi, à cause de ta faute on peut jamais travailler, la vérité tu nous fais chier, si j’ai pas mon brevet tu vas voir. J’ai rien répondu pasque je pensais comme ça qu’y zallaient téléphoner chez moi et que j’allais me manger des tartes de mon daron, après plus personne dirait que j’ai les oreilles décollées, et j’essayais d’inventer une histoire pour pas mourir. Alors on est arrivé à la salle de médiation, c’est là qu’on met tous les élèves exclus de cours pour qu’y se calment et qu’y fassent le travail que le prof il leur a donné, mais en général ça réussit moyen pasque les élèves si y zont été exclus c’est pasqu’y sont pas calmes et qu’y zont pas envie de travailler, alors si tu les mets tous ensemble c’est pas la peine. Mais là la porte elle était fermée à clé, alors avec Ibtissem on a pensé c’est quoi ce bordel ? Et là ya la CPE qui est passée en courant et elle nous a dit, Ya que deux surveillants pour tout le collège aujourd’hui, pas de médiation, retournez en cours. Woooo, j’ai fait, c’est quoi ce collège, c’est n’importe quoi et pis j’ai dit à Ibtissem, bon, laisse tomber, jvais dans la cour, ya Bandia il a des nouveaux jeux sur son portable. Mais elle a dit eh t’es fou ? Si on fait pas qu’est-ce que la CPE elle a dit on va se faire décalquer. Et bon, j’avais pas envie, mais en même temps, y restait qu’une demie-heure. Alors on est retourné.

Le prof il a fait une drôle de tête quand y nous a vu revenir, et Ibtissem elle a pas pu lui expliquer pasqu’il a dit, Oui Ibtissem, je sais, allez vous rasseoir en silence. Et en fait, dans la salle de classe, yavait Patrick. Alors jle vois et jlui dis, Ça va ? Tu t’es bien fight, mon frère ? Et lui y mrépond Ferme un peu ta gueule, yavait la BAC des deux côtés de la rue, on n’a pas pu sortir, et en plus ces bâtards y zont appelé chez moi, jvais me faire tuer. Alors le prof y dit Idriss, ça recommence déjà ? Et moi jlui réponds Non msieu, jsuis en train de dire à Patrick comme quoi c’est pas bien de sécher les cours. Et venir en cours pour casser les pieds du professeur, c’est comment ? y me demande. Alors jlui dis Eh msieu pourquoi vous dites ça, jvous casse les pieds moi ? Oui, il a répondu. Alors là ça m’a scotché. Jlai jamais traité, jviens à son cours, j’ai même presque la moyenne en histoire alors que ses contrôles y sont trop durs, et lui y dit que jlui casse les pieds ? Alors j’ai dit ben si c’est ça, jfais plus rien. Alleluia ! il a dit le prof (le prof, y srend pas compte qu’y doit nous parler en français si y veut qu’on le comprend). Et puis il a dit bon, Jean-Baptiste, tu nous lis le texte d’introduction, s’il te plaît, et Jibé il a dit Ben msieu j’ai pas de livre, alors le prof y s’est encore mis en colère, Non mais c’est maintenant que tu me le dis ? Le cours est commencé depuis une demie-heure ! il a gueulé comme ça. Et il est où d’abord ton livre ? Ben il est resté chez moi, il a répondu Jibé, et le prof y lui a dit Oui c’est sûr qu’il est bien plus utile posé sur ton bureau que dans cette salle de classe, et Jibé y lui a répondu Ben msieu j’ai pas de bureau chez moi, vous croyez que chuis Sarkozy ou quoi ? Et Devine il a passé la main dans sa barbe, et il a dit Smaïn, tu as ton livre, toi ? Oui, il a dit Smaïn, Alors lis-nous ce texte, il a dit le prof, Attendez msieu, il a dit Smaïn, et il est allé pour chercher le livre dans son sac, et on l’a taillé pasqu’il a failli renverser son portable, alors le prof il a dit laisse tomber, On va demander à une vraie élève de lire le texte, Lily, s’il te plaît, et Smaïn y venait de trouver son manuel, tout sale avec la couverture déchirée, Ouah t’as vu le vieux livre, j’ai dit, et Smaïn à ce moment là il a compris qu’est-ce que le prof il avait dit et il a rouspété, Ouah, qu’est-ce que ça veut dire ça, pourquoi vous dites que chuis pas un élève ? Je sais pas, il a répondu msieu Devine, j’ai donné une consigne de travail très simple il y a une demie-heure, cette consigne c’était ouvrez vos livres à la page 162, et cette consigne tu l’as toujours pas exécutée, qu’est-ce que je peux en tirer comme conclusion ? Mais je l’ai, mon livre, là, il a dit Smaïn, et le prof y lui a répondu c’est trop tard, alors Smaïn il a fait un geste comme ça avec ses bras, il a re-jeté le livre au fond de son sac en disant Ouah, ça fout la rage, ça. Et c’est vrai que msieu Devine, y tient pas assez compte de nos efforts et bon, des fois il est sympa et on rigole bien avec lui, mais ses contrôles y sont trop durs, il appelle chez nous, et y veut toujours remplacer ses cours quand il a été absent alors que c’est tout de même pas notre faute si il est absent !

Alors Lily elle a commencé à lire : « En 1907, un jeune peintre espagnol installé à Paris, Pablo Picasso… » « Picasso ? » Patrick, rien que d’entendre le mot, ça l’a réveillé direct, on aurait dit un pit. Enfin un bébé pit. SILENCE ! il a gueulé le prof, et il a dit Lily, je te couvre, tu peux continuer, alors elle a lu « … Pablo Picasso termine une grande toile : Les Demoiselles d’Avignon. » (Et là j’ai pensé : le prof il a du bol, pasque si Camélia elle était là, elle commencerait à chanter Jeune demoiselle de Diam’s direct. Jeune demoiselle recherche un mec mortel / Un mec qui pourrait me donner des ailes / Un mec fidèle et qui n'a pas peur qu'on l'aime / Donc si t'as les critères babe laisse moi ton e-mail)« Elle représente cinq femmes nues » (Quelqu’un a dit Ça se fait pas) « tournées vers le spectateur (sans doute des prostituées de la rue d’Avignon à Barcelone) » Et là ya quéqu’un qui a dit « Ronaldinho ! », mais Kamel il a demandé Quoi, c’est des putes sur le tableau là, et Jibé il a demandé Msieu jpeux avoir un livre ?, et même Patrick il a demandé à Ibtissem et Lily de lui filer un livre. Du coup personne n’a écouté Lily qui terminait le texte, « dans un décor de draperies, avec quelques fruits posés à leurs pieds. » Et le prof il a eu le temps de rien dire, Patrick il a dit Ouah, lvieux tableau ! Même Idriss y dessine mieux ! et pis aussi Et mais c’est vrai, ça c’est la gueule qu’elles ont les meufs de Picasso ! et là on a tous ri pasque lui y voulait parler des filles de la cité Picasso, pas du peintre bizarre, là. Le seul qui a pas ri, c’est Banushan pasque lui il est cool mais il est de la cité Picasso, et y s’est tourné vers Patrick et y lui a dit Picasso y t’emmerde, alors on a tous crié Oooooooooh ! Et puis quelqu’un a dit, Eh msieu qu’est-ce que vous écrivez, là ? et il a répondu Le nom des élèves dont je vais appeler les parents en sortant de cette salle de cours, et on a demandé Ya qui, ya qui, et il a fait comme ça Pas mal de monde, en fait.

Alors là ça s’est bien calmé, pasque les punitions, on les fait pas, les heures de colle, on y va pas, mais nos parents y rigolent pas, y en a qui cognent et Djeison y m’a même dit une fois que son daron lui avait confisqué sa Play, mais jcrois qu’y mythonne. Alors le prof il a pu faire son discours et il a dit Bon, c’est classique, votre première réaction devant ce tableau c’est de dire qu’il est très moche. Tous les élèves réagissent toujours de cette façon. Et là j’ai dit ben c’est normal, vu qu’il est vraiment moche. Lprof y m’a pas répondu, et il a continué Mais Picasso, il avait fait l’école des Beaux-Arts, c’était un excellent dessinateur, s’il avait voulu, il aurait pu sans problème faire un tableau avec un chaton et une fleur et vous auriez dit Oh, que c’est beau, on dirait une photo, on dirait que la fleur va miauler. Alors la question est : pourquoi a-t-il préféré faire un tableau de ce genre ? Ben il était bête, il a dit Smaïn. Le prof il lui a pas répondu et il a dit : d’après vous, est-ce que le but c’était de faire quelque chose de joli ? Ben non, on a dit. Alors c’était quoi le but ? Et moi jcomprenais pas pourquoi y nous posait toutes ces questions, pasque lui, la bonne réponse, il la connaît, alors pourquoi y nous la dit pas ? Y croit qu’on est au Maillon faible ou quoi ?

Alors comme jme faisais chier j’ai regardé Patrick et j’ai dit : Marie-Bernadette, vu que c’est le nom de sa mère. Et lui il a dit Nedjma, et j’ai dit Marie-Bernadette, et il a dit Nedjma, et j’ai dit Marie-Bernadette, et le prof il a hurlé QU’EST-CE QUE C’EST ENCORE QUE CE PETIT JEU A LA CON ! Mais msieu, on a rien fait ! Patrick et moi on a dit. Alors le prof il a fait, Idriss je ne peux pas t’exclure, mais je ne veux plus te voir, alors tu vas dans le couloir et tu y resteras jusqu’à la sonnerie. Alors Patrick il a golri et le prof il lui a dit Et toi, je te fais la promesse que tes parents seront convoqués chez la principale adjointe avant la fin de la semaine. Ouah ! il a fait Patrick, mais j’ai pas entendu la suite pasque j’étais déjà sorti. J’étais trop énervé, d’où y s’acharne sur moi, c’prof de merde ? J’ai rien fait ! Alors j’ai entendu que Smaïn y donnait des coups de pied dans le mur pour se foutre de ma gueule, c’est comme style si y m’envoyait un message, Tu t’es bien fait niquer, alors moi aussi j’ai donné des coups de pied dans le mur, et là le prof il est sorti d’un coup de sa salle mais y pouvait pas savoir que c’était moi pasque jmétais écarté du mur et y m’a dit, Tu tfous dma gueule ? Alors jlui ai dit d’abord, Msieu pourquoi vous mparlez mal, et pis ensuite j’ai dit Et d’abord j’ai rien fait, c’est Smaïn qui tape dans le mur. Et on a entendu une voix qui criait de la salle Mytho ! (C’était Smaïn.) Alors le prof y m’a dit, A la sonnerie tu m’attends, on ira chez la CPE, j’aurais des choses à lui raconter, Et moi j’ai répondu ouais, d’accord, on va la voir, jvais lui dire comment vous parlez mal aux élèves. Et juste là ça a sonné. Alors le prof il a dit Putain, et il est rentré dans la salle à toute vitesse, et moi aussi, j’ai récupéré mes affaires et j’ai tracé, et j’ai entendu qu’y criait après moi IDRISSSSSSSSSSS ! mais qu’est-ce tu crois, j’y suis pas allé. En même temps jpensais merde, merde, y va appeler chez moi à coup sûr, et j’ai pensé que Patrick il a du bol, lui ses deux parents y travaillent tard et y peut effacer les messages sur le répondeur avant qu’y reviennent, alors que moi mon daron il a filé son numéro de portable. Et là j’ai vu Moussa des 4° E, il était trop chaud, y m’a dit Ouah, Idriss, tu sais pas Mohamed ? Non, j’ai dit, qu’est-ce qui lui arrivé ? A tous les coups y s’est fait serrer par les keufs. Mais non, il a réussi à passer, y sont pas allés à l’Etoile pasque c’était blindés de keufs, mais à la place y sont allés au square Gagarine où yavait personne et y se sont péta avec les mecs de Picasso, et tu sais quoi, non, tu sais quoi, mais il a pas pu me dire pasque Ismaïl il est arrivé et y m’a dit Fils de pute, à cause de toi je mprends une journée d’exclusion, et y m’a attrapé comme ça et y voulait me mettre une balayette mais jme laissais pas faire, alors msieu Glazer il est arrivé et il a dit Vous révisez bien pour le contrôle, à c’que je vois, et nous on a dit Quoi ? Ya contrôle ? Vous nous l’avez pas dit ! Si mais vous n’écoutiez pas, y nous a répondu, et alors

 

[Consigne : imagine toi-même les deux autres heures de cours suivies par Idriss et ses camarades cette après-midi là.]

 

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12 février 2014 3 12 /02 /février /2014 18:16

Le Figaro Vox a bien voulu publier l'article ci-dessous, qui résume et met en perspective certains des billets récents de ce blog. On y trouvera également les liens hypertextes qui constituent son (bien modeste) appareil critique

 

Selon un grand quotidien du soir, Vincent Peillon serait « la nouvelle cible du peuple de droite » (le corollaire étant à coup sûr qu’il doit être défendu avec énergie, à l’exemple de Christiane Taubira il y a six mois). Comme enseignant je crois pouvoir affirmer qu’il est aussi largement détesté par les personnels de l’Education nationale. C’est bien simple, on n’a pas vu pareille animosité depuis Luc Châtel au moins. Voici, de façon totalement gratuite, trois conseils à M. le Ministre pour ne pas rater ses derniers mois à Grenelle.

 

Ma première suggestion au ministre serait évidemment de revoir en profondeur sa réforme des rythmes. Dans une interview récente, le Ministre a présenté cette réforme comme le fait de « donner aux enfants une matinée supplémentaire pour apprendre à lire ». C’est jouer sur les mots, car le temps scolaire n’a pas changé d’un iota depuis la calamiteuse réforme Darcos.  C’est aussi occulter un fait essentiel : par rapport à ce qui se faisait il y a vingt ans, un élève de cours élémentaire consacre 100 heures de moins chaque année aux matières fondamentales (français, mathématiques, éveil, devoirs). Par rapport à un élève d’il y a cinquante ans, la différence est de 250 heures… Si l’on souhaite vraiment « donner plus de temps aux enfants pour apprendre », c’est donc le nombre d’heures de cours qu’il faut de toute évidence accroître, en revenant au minimum à une dotation de 26 heures par semaine et en allégeant les programmes de ce qui les encombre inutilement.

Dans les quatre journées et demie qu’ils passent désormais entre les murs de l’école, les élèves de CE2 (qui je le rappelle ont 8 ans) doivent en effet caser du français, des mathématiques, de l’anglais, des sciences expérimentales et/ou de la technologie, de l’histoire et/ou de la géographie et/ou de l’instruction civique et morale, des arts visuels et/ou de l’éducation musicale avec en bonus éventuel une des vingt heures annuelles d’histoire des arts enseignée de façon transversale, de l’éducation physique et sportive, des technologies de l’information et de la communication (elles aussi enseignées de façon transversale), neuf récréations de quinze minutes, des devoirs dans les différentes matières (si le maître juge utile d’en donner et trouve un créneau pour en faire), plus à présent des activités périscolaires qui dans certaines écoles varient d’un jour à l’autre. Je ne vois pas comment cet éclatement du temps passé dans l’école pourrait favoriser les apprentissages. Quant aux maîtres, ils sont confrontés à un dilemme : favoriser le français et les mathématiques en minorant ou en oubliant le reste (c’est ce que je ferais), ou bien pratiquer une sorte de dispersion ludique, en organisant leurs journées et leurs semaines comme des séances de zapping.

Il faut donc faire le ménage. Je pense en particulier à l’anglais, pardon, à la « langue étrangère ou régionale », qui ne donne lieu dans l’immense majorité des cas à aucun apprentissage réel et qui se voit pourtant offrir 54 heures par an. Et si on pouvait aussi soulager les maîtres du prêchi-prêcha sur les questions de genre ou le tri des déchets, ce ne serait pas plus mal.

 

Ma deuxième suggestion porterait sur les problèmes de maintien de la discipline dans les classes, qui doivent à mon avis être examinés d’un autre point de vue. Prenons un exemple récent. Le Ministère vient de publier un long document au sujet de son projet de refondation de l’éducation prioritaire. Or il n’y est pas une seule fois question de l’indiscipline endémique qui, dans beaucoup de cours, rend impossible toute espèce de transmission ; c’est vraiment refuser de voir le rhinocéros au milieu du couloir. Certes une « délégation interministérielle contre la violence scolaire » a été mise en place en novembre 2012 ; mais on n’est pas très rassuré quand on lit dans le point d’étape qu’elle a rendu en février 2013 un éloge de la « justice réparatrice » dont voici un exemple : « un élève ayant à plusieurs reprises endommagé un extincteur – instrument indispensable à la sécurité de l’établissement – pourra, dans le cadre d’une mesure de responsabilisation, se voir imposer des heures de travaux d’intérêt collectif auprès de pompiers. » J’imagine sans difficulté la métamorphose morale à laquelle ce stage donnera lieu, et la joie des pompiers (profession notoirement oisive) d’accueillir un petit stagiaire…

C’est un problème très sérieux que celui de l’indiscipline scolaire. M. Peillon aime citer l’enquête PISA, dont il pense manifestement qu’elle légitime son action. Or cette étude montre très clairement que les classes françaises sont beaucoup plus bruyantes que celle des autres pays de l’OCDE (plus de 40 % des élèves s’en plaignent), que les professeurs sont beaucoup plus souvent obligés d’y attendre avant d’avoir le calme, et qu’il est plus difficile d’y travailler. Elle montre aussi qu’un climat de discipline favorise la performance des élèves, en particulier ceux qui sont issus des familles pauvres. Il me semble donc qu’il faut changer de paradigme, pour employer un grand mot : si l’école doit se montrer bienveillante, c’est surtout à l’égard de l’immense majorité d’élèves qui désirent travailler, ou qui du moins respectent l’institution scolaire, et qu’elle a le devoir de protéger de ceux qui ne viennent en cours que pour les saboter.

Dans mon lycée, une classe de première technologique à laquelle j’ai l’honneur d’enseigner l’histoire et la géographie se signale depuis septembre par son ambiance détestable. Quand je me tourne au tableau, des cris d’animaux s’élèvent des derniers rangs. Un groupe de garçons s’est promis d’envoyer le professeur de mathématiques, un débutant, en dépression avant la fin de l’année ; et j’ai l’impression qu’ils sont en train de réussir. Quant aux élèves normaux –car il y en a dans cette classe !-, ils sont comme des otages qui attendent leur libération tout en sachant qu’elle n’aura pas lieu avant le bac, dans un an et demi. Les perturbateurs en effet ne risquent pas grand-chose : peut-être une commission disciplinaire prononcera-t-elle in fine une semaine d’exclusion ou des travaux d’intérêt général, que le puni bâclera avec toute la mauvaise volonté possible. Qui réparera cette double injustice ?

 

 

Dernier point que je développerai moins, pour ne pas lasser le lecteur : que M. Peillon fasse preuve d’un peu plus de volontarisme au sujet de la rémunération des enseignants. C’est désormais un fait bien documenté que le pouvoir d’achat de ces derniers baisse régulièrement depuis des décennies : pour citer un seul chiffre, il a été rogné de 8 % entre 2000 et 2010. Les effets de cette politique de compression salariale, que l’on dénoncerait sans doute avec indignation si elle était pratiquée par un patron du privé, sont sous nos yeux : il est de plus en plus difficile de recruter (dans certaines disciplines, le nombre de candidats est inférieur au nombre de postes à pourvoir) ; ceux qui continuent de s’orienter vers le métier d’enseignant ne sont pas nécessairement les étudiants les plus brillants ; leurs motivations premières sont souvent le  temps libre et la protection statutaire que confère cet emploi ; enfin, l’adage selon lequel « un métier qui se paupérise se féminise » est ici vérifié en plein, puisqu’au sein du primaire par exemple le personnel compte désormais 82 % de femmes. On voit ici au passage que les questions de genre, à l’école, ne se posent pas toujours comme on croit… -M. Peillon, quand il était dans l’opposition, était pleinement conscient de ce problème, puisqu’il proposait alors une revalorisation de 50 % des traitements. Parvenu rue de Grenelle il est plus pragmatique ; il dit seulement qu’il « serait digne » de mieux payer. C’est avouer qu’il n’a aucun moyen d’agir. 

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10 février 2014 1 10 /02 /février /2014 20:54

Je surveille le bac blanc d'une terminale technologique, et je m'emmerde. Je m'emmerde tellement que je finis par jeter un coup d'oeil à l'énoncé.  C'est de l'anglais. Deux textes : un extrait de l'aubiographie de Rosa Parks, celui où elle raconte comment, un jour, dans le bus, elle a refusé de céder sa place assise à un passager blanc ; et une dépêche Reuters résumant l'affaire Trayvon Martin du point de vue de l'avocat de sa famille. Après une batterie de questions destinées à évaluer leur compréhension des documents, les élèves se voient proposer deux sujets d'expression écrite :


"1. Trayvon Martin's mother has decided to address the public in a TV broadcast. Imagine her speech.

2. Do you think that prejudices play an important part in our society ? Give examples."


My, my, my. Certaines copies ont déjà été rendues, et je ne résiste pas à la tentation de lire la première de la pile. Celle de Laura, blonde soupirante. Elle n'a pas compris le premier sujet et répond :


"On the first text Rosa Parks was victim of the hard to do anything about segregation and racism.

On the segond text Zimmermann killed persons because racism.

The white people is very racism with black people."


Heureusement Laura a mieux appréhendé l'autre sujet, et semble y livrer le fond de sa pensée :


"For me that prejudices play an important part in they society because an person black in a white society is judice for this colour, nationaly too sex.

Too a white person in the black society is (pareil). 

This prejudices are very present in the society and (poussent) people a suicide.

People judices (entre eux) because they are jalous. They not have blond hairs, brun hairs, black hairs, or blue eyes, green eyes or tall, big, fat.

The people (deviennent) killers (a cause) this prejudices."

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4 février 2014 2 04 /02 /février /2014 23:45

Il y a 131 ans déjà, le Ministre de l’Instruction publique adressait aux instituteurs une lettre devenue fameuse, dont voici un extrait :


« Vous êtes l'auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l'on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu'il s'agit d'une vérité incontestée, d'un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d'effleurer un sentiment religieux dont vous n'êtes pas juge.


Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu'où il vous est permis d'aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s'il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu'il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l'enfant, ce n'est pas votre propre sagesse, c'est la sagesse du genre humain, c'est une de ces idées d'ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l'humanité. Si étroit que vous semble, peut-être, un cercle d'action ainsi tracé, faites-vous un devoir d'honneur de n'en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l'enfant. » (C’est évidemment moi qui souligne in fine).

  

 

En d’autres termes, il est juste que l’école républicaine enseigne aux enfants qui lui sont confiés un corpus de valeurs absolument consensuelles, telles que la liberté individuelle ou l’égalité en droit de tous les citoyens (ce à quoi Jules Ferry aurait certainement ajouté le goût de l’effort, la nécessité de récompenser les plus méritants et de punir les fauteurs de trouble ou bien encore les devoirs envers la patrie). Mais elle n’a pas le droit de prêcher aux élèves ce qui pourrait causer le scandale chez certains d’entre eux. Peut-être ceux qui protestent alors le font-ils au nom de représentations archaïques et blâmables ; il n’en demeure pas moins que leur protestation est légitime : ce n’est pas pour cela qu’ils envoient leurs enfants à l’école, pas pour cela non plus qu’ils contribuent à la financer de leurs impôts. Tenus à l’écart de l’école dans l’intérêt même de leurs enfants, les parents sont néanmoins respectés dans le pluralisme de leurs opinions philosophiques, éthiques et religieuses.


La « lettre aux instituteurs » de Jules Ferry n’est certes pas un texte sacré que nous serions tenus d’ânonner dans un système scolaire devenu très différent de celui qu’il a fondé dans les années 1880. Mais je dois dire que je me trouve beaucoup plus d’affinités avec les paroles pleines de modération que l’on vient de lire, qu’avec la conception défendue par Vincent Peillon peu de temps après son arrivée rue de Grenelle: « Pour donner la liberté du choix, » déclarait-il alors, « il faut être capable d'arracher l'élève à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel, pour après faire un choix. » Propos d’autant plus surprenants que M. Peillon confesse une vive admiration pour son lointain prédécesseur.


Comme professeur d’éducation civique dans un collège de Seine-Saint-Denis –et cela remonte à bien avant l’arrivée de M. Peillon aux affaires-, j’ai souvent été consterné par les mièvreries bien pensantes que l’on me demandait d’enseigner aux élèves. De toute façon la médiocrité de notre cadre de travail démentait tout ce que je pouvais leur raconter par ailleurs : il est délicat de parler de la nécessité de l’impôt quand les murs de la classe matérialisent une pénurie sordide, difficile de faire l’éloge du savoir quand les conditions concrètes de sa transmission ne sont pas réunies, compliqué de décrire un Etat protecteur à des élèves qui voient chacun de leurs cours saboté par une poignée de crétins, impossible de faire croire à la fable du vivre-ensemble quand tous les adultes de l’établissement partagent le rêve de partir-loin. Mes collégiens n’étaient pas bêtes, ils faisaient leurs petites observations. Quelles discussions anarchiques et passionnées nous aurions pu avoir au sujet des ABCD de l’égalité ! Ils leur auraient fourni un exemple superbe de ces paradoxes où l’Etat, le grand Moralisateur, ne cesse de se débattre depuis qu’il a décidé de dépasser Jules Ferry pour investir en force « cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant. »


La volonté affichée de lutter à l’école contre les stéréotypes de genre est en effet bien étrange parce qu’elle s’exerce dans un domaine où le stéréotype est organisé par l’Etat. On vient expliquer aux petites filles qu’elles peuvent devenir grutières si elles le souhaitent, aux petits garçons qu’ils ne doivent pas s’interdire la carrière de sage-femme, alors qu’ils sont pris en charge par un corps enseignant féminisé à 82 % (le mouvement est en cours et pourrait bien s’accentuer au cours des prochaines années). Les enquêtes qui ont été menées à ce sujet pointent à peu près toutes les mêmes causes : la lente dégradation salariale et symbolique du métier d’enseignant décourage les candidatures masculines, qui s’orientent en priorité vers d’autres secteurs de la fonction publique ou vers le privé, tandis que les femmes sont plus enclines à accepter les servitudes d’un métier choisi par vocation, qui leur permet par ailleurs de concilier vie professionnelle et vie privée, et qui n’apporte dans un certain nombre de cas qu’un revenu d’appoint à leur ménage. La question tant rabâchée de « l’égalité fille-garçon » paraît donc se poser ici avec acuité, à plus forte raison si on lève un peu les yeux pour envisager la hiérarchie des enseignantes du primaire : les hommes, qui ne sont donc que 18 % à la base, comptent pour près de 30 % des directeurs d’école ; ils sont vraisemblablement 50 % au moins parmi les IEN (inspecteurs) ; et ils sont douze sur seize au sein de la commission de l'IGEN en charge du primaire (l’Inspection générale de l’éducation nationale est un corps placé sous l’autorité directe du ministre, dont le rôle consiste à évaluer les méthodes et les politiques éducatives). Précisons que le doyen de ladite commission est bien entendu un homme, tout comme les vingt-neuf ministres de l’Education nationale qui se sont succédés rue de Grenelle depuis l’avènement de la cinquième République.


Face à un pareil déséquilibre, deux attitudes paraissent possibles.

Soit on admet qu’il n’y a pas de problème, que la très forte surreprésentation des femmes parmi les professeurs des écoles n’empêche pas ces derniers d’accomplir de l’excellent travail, et que la nette prépondérance des hommes dans les fonctions de commandement n’empêche pas ces derniers de prendre d’excellentes décisions. Il faut alors se demander à quoi peut bien rimer le cirque des ABCD de l’égalité, et leur volonté de dégenrer les choix de carrière.

Soit on considère que cette organisation manifestement sexiste de l’enseignement primaire –les femmes au charbon, les hommes dans les bureaux- offre aux enfants un raccourci saisissant des inégalités à l’œuvre dans notre société, et un exemple assez détestable de double discours de la part de l’Etat. Il faut alors agir, rectifier par des décisions énergiques ce système injuste ; et agir ne signifie pas en l’occurrence entreprendre un fumeux et contestable « travail sur les mentalités » dont les effets éventuels ne pourront être perçus avant une quinzaine d’années. Non, il faut, si l'on se place dans cette optique volontariste, modifier le recrutement par la mise en place d’une franche discrimination positive (favoriser les candidatures des hommes à la base et des femmes au sommet), et accomplir un effort considérable sur les rémunérations : rappelons que les enseignants du primaire en France ont perdu environ 8 % de leur pouvoir d’achat entre 2000 et 2010 et qu’ils sont moins bien payés que la moyenne de leurs collègues de l’OCDE (tout en passant plus d’heures devant leurs élèves). Il est assez probable qu’un « choc salarial » serait de nature à susciter des vocations, en particulier masculines. M. Peillon a fait un minuscule pas dans cette direction en reconnaissant peu après sa prise de fonctions qu’il « serait digne de les payer mieux [les enseignants] si nous en avions les moyens », et en annonçant, au mois de juin 2013, le versement d’une indemnité de 400 euros bruts annuels (financée pour l’essentiel par la suppression d’une autre indemnité).

Mais ce n’est évidemment pas cela qui suscitera des vocations. Et en attendant que des décisions énergiques soient prises pour inverser le mouvement simultané de paupérisation et de féminisation du métier d’enseignant, les initiatives du type de celle que l’on expérimente en ce moment doivent être entendues comme du pipeau tout pur. On explique à Etienne et Chloé que leur sexe ne les prédestine à rien de particulier. Mais depuis la petite section de maternelle ils n’ont eu que des maîtresses. Chloé risque fort d’en tirer la conclusion que ce métier est fait pour elle, et Etienne que professeur, c’est vraiment un truc de meufs.


Cette crapule d’Etienne pourrait même en arriver à un rejet plus général du savoir académique et de l’institution scolaire (surtout s’il est issu d’un milieu modeste, car la féminisation du corps enseignant accentue le décalage social entre les élèves et leurs maîtres) : la connaissance et l’autorité étant incarnées de façon quasi-exclusive par des figures dans lesquelles il ne peut se reconnaître pleinement, il sera tenté de se construire en marge de l’école, voire contre elle. On dit aux garçons qu’ils ont le droit de s’identifier à la princesse de l’histoire, et qu’ils ne doivent pas avoir honte de jouer à la poupée. Il faudrait aussi leur expliquer pourquoi une institution apparemment si bienveillante à leur égard, si désireuse d’élargir le champ de leurs possibilités, les entraîne à l’échec dans de si fortes proportions. Les garçons sont en effet surreprésentés dans TOUTES les statistiques de l’échec scolaire : ils sont 23 % à éprouver des difficultés en lecture à leur entrée en sixième (contre 14,9 % chez les filles) ; ils représentent 80 % des élèves punis au collège ; ils sont plus nombreux à échouer au brevet (18,2 %, contre 12,4 % pour les filles) ; ; ils représentent 60 % des « décrocheurs » dans l’enseignement secondaire, alors qu’ils n’y comptent que pour 48 % des élèves. En 2012, 86,7 % des candidates au bac ont réussi cet examen, contre 82,3 % des candidats. Les garçons sont évidemment majoritaires parmi les « sortants précoces », c’est à dire parmi les 18-24 ans n’ayant acquis aucun diplôme (en dehors du brevet) et qui ne suivent ni études ni formation. Les filles tirent donc globalement un bien meilleur parti de leur passage par l’école que les garçons.


M. Peillon, Mme Vallaud-Belkacem s’empresseraient de compléter cette phrase : « …et pourtant, les femmes continuent d’exercer les professions les moins bien rémunérées et les plus déconsidérées, et elles sont moins nombreuses dans les lieux de pouvoir ! C’est bien la preuve que les compétences qu’elles ont acquises et dont leurs diplômes attestent ne leur servent à rien tant que le sexisme domine dans notre société. » Admettons ; mais qu’est-ce que l’école peut bien faire pour lutter contre les discriminations dont les femmes sont victimes dans le monde professionnel, c'est-à-dire en dehors d’elle ? Ne ferait-elle pas mieux de traiter d’abord les inégalités qui existent en son sein ? Et dans l’affirmative, la question de genre ne doit-elle pas être posée en priorité au sujet de l’échec scolaire massif des malheureux porteurs du chromosome Y ? Une institution fortement féminisée, et quasiment maltraitante à l’égard des garçons, ne paraît pas la mieux placée pour lutter efficacement contres les inégalités liées au sexe.  

 
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4 février 2014 2 04 /02 /février /2014 23:32

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Definitely. Dessert was delicious.

 

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