La ville de Beuvry est une commune pauvre. J’ai même été surpris de découvrir à quel point elle l’était. Le revenu net déclaré moyen par foyer fiscal y est de 18.552 euros. Il est inférieur de plus de 20 % à la moyenne nationale (23.242 euros). Mais, surprise, il est aussi inférieur à celui de la plupart des communes « populaires » de la banlieue sud de Paris où je me suis installé depuis sept ans. On a des revenus nettement moindres à Beuvry qu’à Bagneux, Villejuif, Gentilly ou même à Vitry-sur-Seine (chiffres sur demande). On dira qu’en province, et a fortiori dans une commune encore partiellement rurale, la vie coûte beaucoup moins cher qu’en région parisienne ; mais il faut observer d’un autre côté que dans les localités banlieusardes (et communistes) citées plus haut, l’habitat social approche ou dépasse 50 % du parc, et de façon plus générale que les services rendus à la population sont beaucoup plus importants. Il n’y a par exemple aucune crèche publique à Beuvry, alors que Gentilly, avec une population deux fois plus importante et une démographie comparable, en a quatre.
Commune pauvre, Beuvry est toutefois dans la moyenne départementale. Les foyers du Pas-de-Calais déclarent des revenus annuels légèrement inférieurs à ceux de la Seine-Saint-Denis (18.927 euros contre 19.749).
56 % des ménages beuvrygeois ne sont pas imposables ; ceux-là gagnent moins de 10.000 euros par an. C’est notamment lié au fait que 15 % de la population active locale était au chômage lors de la dernière année pour laquelle je dispose de statistiques, c'est-à-dire 2008. Les quatre années écoulées depuis lors n’ayant pas été caractérisées par des records de croissance et de prospérité, on peut supposer que la proportion actuelle approche de 20 %. J’ai également découvert, au cours de mon enquête, une catégorie statistique dont j’ignorais l’existence, celle des « autres inactifs » : elle rassemble les adultes qui pourraient travailler mais ne le font pas. Il s’agit pour l’essentiel des rentiers, des femmes au foyer et des chômeurs ayant renoncé à chercher un emploi. Je ne sais pas s’il y a un seul rentier à Beuvry ; on y trouve sans aucun doute des femmes au foyer, mais pas plus qu’ailleurs (les familles ne sont pas particulièrement nombreuses). Je pense donc que beaucoup de Beuvrygeois sont au chômage depuis des lustres et ont été radiés de Pôle emploi, ou ont renoncé à s’y inscrire, car la proportion des « autres inactifs », avec 13,2 %, y est supérieure de 4 points à la moyenne nationale.
30 % des ménages de la commune sont considérés comme ouvriers. C’est en partie le résultat d’un biais statistique de l’INSEE, qui définit les ménages en fonction de la profession exercée par l’homme actif le plus âgé vivant en son sein. Mais cela donne en même temps un indice sur l’identité sociale de cette commune : dans beaucoup de familles, le père est ouvrier, la mère employée. Il est rare que les deux travaillent et plus encore qu’ils le fassent à temps plein. Beaucoup ont arrêté leurs études jeunes -30 % des Beuvrygeois seulement ont le bac ou mieux- mais ils sont nombreux à avoir décroché un diplôme de type CAP/BEP –c’est le cas d’un tiers des actifs. Ils disposent donc d’une compétence technique institutionnellement reconnue, mais en vivent mal ou n’en vivent pas. Sur les 1200 ouvriers environ vivant à Beuvry, un quart est au chômage. Les autres travaillent pour la plupart en dehors de la commune : il y a très peu d’emplois industriels à Beuvry (moins de 200), les usines sont plutôt à Béthune ou un peu plus loin.
J’ai aussi relevé avec intérêt qu’il ne reste en tout et pour tout que 20 agriculteurs à Beuvry, alors que la commune est très vaste (1.600 hectares) et qu’elle est encore en bonne partie couverte d’espaces agricoles. Je ne sais pas trop comment expliquer ce paradoxe, même en tenant compte du fait que beaucoup de terrains bientôt revendus et construits ne sont plus cultivés par leurs propriétaires. Toujours est-il que Beuvry apparaît dans les séries statistiques comme une commune ouvrière sans usines et comme un territoire agricole sans cultivateurs.
Dernière particularité sociale de la commune : les « cadres et professions intellectuelles supérieures » se comptent à peine 300 sur 9.000 habitants, soit 3,6 % des adultes (à l’échelle nationale, le chiffre est de 8,4 %). Les élites supposées sont donc peu présentes dans ce bled. Elles l’évitent, le fuient, l’ignorent, enfin elles préfèrent résider ailleurs malgré les belles opportunités foncières existant sur place. Par exemple elles sont proportionnellement plus nombreuses à Béthune, la métropole locale. Si les statistiques de l’INSEE n’existaient pas, on pourrait du reste tirer quelques conclusions intuitives en observant la vie culturelle béthunoise. Le théâtre municipal a proposé cette saison Bianca Li et Carolyn Carlson, Sophia Aram et Jamel Debbouze, Vincent Delerm et Dominique A ; c’est à se demander si le programmateur n’est pas un ancien de France Inter ou de Télérama. Capitale régionale de la culture en 2011, la ville de Béthune a beaucoup misé sur les arts dans ce qu’ils ont de plus contemporain. Ainsi a-t-on pu voir plusieurs belles expositions dans un ancien bâtiment de la Banque de France, aménagé à grands frais pour devenir « un foyer offrant au visiteur-spectateur-habitant-de-passage la capacité de se confronter à des propositions artistiques qui découvrent le sens ou le non-sens des situations urbaines ». Enfin, même les jours sans concerts ni expos, il reste à Béthune sa superbe grand-place piétonisée, au milieu de laquelle le beffroi bâti au XIVe siècle par les bourgeois de la ville ombrage leurs lointains héritiers assis aux terrasses des cafés, et réjouit leurs oreilles d’un carillon mélodieux et ponctuel. C’est beaucoup mieux qu’à Beuvry, où le summum du fun est sans doute l’élection des mini-miss (vainqueur 2012 dans la catégorie 6-7 ans : Alizée Delville. Toutes nos félicitations Alizée).
Pour en finir avec l’analyse statistique, il faut dire que la population beuvrygeoise présente une stabilité remarquable. Il y a cinq ans, 94 % des habitants vivaient soit dans le même logement, soit dans un autre logement de la même commune, soit dans une autre commune du Pas-de-Calais. En novembre dernier, les Coupet-Delvalle ont célébré leurs noces de diamant : ils sont tous deux nés à Beuvry, s’y sont mariés en 1951, et y ont toujours résidé. En février, Madame Julia Van der Camp, doyenne de la commune, a fêté ses 102 ans : elle a toujours vécu dans la même rue ! Bref, ces gens sont plutôt sédentaires. 0,4 % seulement des habitants vivaient hors de France métropolitaine il y a cinq ans. Il y a extrêmement peu d’immigrés et la plupart sont des retraités. C’est du reste une caractéristique générale de ce coin de France. Béthune, ville de taille médiocre (25.000 habitants) est au coeur d’une agglomération quinze fois plus peuplée où les immigrés sont un peu plus de 5.000, soit 1,5 % du total seulement. Il n’y a pas une seule mosquée sur ce territoire, même si un chantier vient d’être lancé à Béthune. Dans les rues, dans les conseils municipaux, la diversité est rare. C’est en plein aujourd’hui un morceau bien conservé de la France d’avant.
En regardant, dans le bulletin municipal de Beuvry, les photos des enfants, et en les comparant aux visages que je vois tous les jours dans le lycée où je travaille, je suis traversé par la pensée qu’il s’agit de deux pays différents.
Pour résumer, Beuvry est une ville de Blancs pauvres, majoritairement ouvriers et employés, durement touchés par le chômage. L’homogénéité sociale et ethnique de la commune est certaine, ce qui est le résultat logique de la stabilité du peuplement. Les Beuvrygeois sont très peu exposés, dans leur expérience quotidienne, aux conséquences diverses du fait migratoire contemporain. Ils peuvent passer des semaines, des mois sans croiser un Noir ou une femme portant le foulard. La misère paraît donc expliquer leur vote bien davantage que le refus d’un étranger qui n’est pas là. Mais le poids de la vie quotidienne ne détermine évidemment pas à lui seul nos choix électoraux. Le citoyen de base, tout crasseux que soient ses ongles, se projette au moment où il vote, il se souvient qu’il appartient à un pays plus vaste que le cadre exigu de son train-train ; il manifeste de l’empathie pour ses compatriotes, quand bien même ceux-ci vivent à 800 kilomètres ; il manifeste en cela une imagination politique nettement supérieure à celle de bien des analystes de plateau, qui semblent quant à eux n’avoir aucune idée concrète de ce qui se passe dans les petits patelins paumés comme le mien.
Peut-être les 1534 personnes qui ont voté pour Marine Le Pen à Beuvry ont-ils été choqués par les meurtres de Mohamed Merah. Dans une ville nommée Toulouse, un Arabe tue des enfants juifs. Evènement horrible et surtout bien étrange quand on ne connaît soi-même ni un seul Arabe, ni un seul Juif.
Peut-être ont-ils été comme moi ulcérés par le discours prononcé à Marseille par Jean-Luc Mélenchon à la fin de sa campagne et largement repris par les télévisions. Il a dit : « Notre chance, c’est le métissage », et les Beuvrygeois (si désespérément blancs et qui conservent à peine le souvenir de leurs arrière-grands-parents polonais) ont dû se sentir bien malchanceux ou plus probablement méprisés comme de pauvres tarés. Il a dit : « Il n’y a pas d’avenir pour la France sans les Arabes », et les Beuvrygeois ont dû comprendre que de toute évidence il était beaucoup moins difficile d’imaginer l’avenir sans eux. Il a dit : « Marseille est la plus française des villes de notre République », et les Beuvrygeois se sont une fois de plus retrouvés tout en bas de la hiérarchie. Discriminés sur la base de leur généalogie. Trop endogames. Pas intéressants pour deux sous.
Peut-être sont-ils tombés par hasard, dans un talk-show, sur une personne bien intentionnée regrettant la faible représentation des minorités visibles dans les lieux de pouvoir et les principaux médias. Leur esprit a pu alors être traversé par la pensée qu’il n’est décidément pas facile d’appartenir à une minorité invisible, celle des prolos blancs de province. Selon une étude menée par le CSA, les ouvriers représentent aujourd’hui 1 % des personnes apparues dans l’ensemble des programmes diffusés à la télévision ; cette proportion monte à 3 % dans les documentaires, mais elle descend à 0 pour les héros de fiction. Selon une autre étude, menée cette fois par l’Observatoire des inégalités, moins de 5 % des conseillers municipaux sont des ouvriers ; dans les conseils généraux et régionaux, on est en dessous de 1 % ; quant à nos 920 parlementaires, absolument aucun n’a connu au cours de sa vie les joies de l’atelier, de l’échafaudage ou de la chaîne de montage. Bref, disons les choses, nos sept millions de cols bleus n’existent tout simplement pas.
En votant Marine Le Pen, ces personnes ont voulu dire différentes choses ; mon hypothèse est que, de toutes ces choses, la principale pourrait se résumer ainsi :
« On est toujours là et on vous emmerde. »
(A suivre)