Il y a vingt ans que j'ai quitté le Nord. J'ai vécu depuis dans des endroits merveilleux. J'ai eu ma chambre dans une maison edwardienne de Dun Laoghaire, banlieue sud de Dublin, et cette chambre était froide et humide et je la partageais avec une fille qui ne m'aimait plus -mais je n'avais que trois pas à faire pour arriver au pub, à la jetée sur la mer d'Irlande ou au bus qui m'emmenait en Ulster et dans le Donegal. J'ai logé via di Santo Spirito, dans l'Oltrarno, et marchant dans les rues de Florence je me sentais pardonné de mes petitesses comme un pécheur par le Christ. Quelques mois j'ai été accueilli dans un studio au cinquième étage de la rue du Val-de-Grâce ; amoureux de nouveau, de nouveau étudiant, je passais mon temps entre notre lit, le clavier de mon ordinateur et la fenêtre d'où j'observais le contraste étonnant de la coupole majestueuse avec la vie quotidienne des Parisiens. J'étais alors, parfaitement heureux.
Et pourtant, il n'y a que là-bas que j'éprouve ce sentiment étrange, réconfortant et vaguement régressif, d'être chez moi. C'est évidemment parce que toute ma famille vit entre Bruxelles et le Pas-de-Calais, que j'y ai passé toute mon enfance et mon adolescence ; mais il y a plus que ces attaches avec une mère ou une soeur bien aimées, avec les premières années de ma vie. C'est en effet comme si les murs, le ciel, le peuple étaient de ma famille. J'ai peu d'affinités avec les individus, malgré la gentillesse désarmante de beaucoup d'entre eux. Je ne suis pas des plus doués pour les exercices sociaux et je dois souvent passer pour fier, comme on dit là-haut. Mais pris dans leur masse j'aime ces gens, et je me sens lié à eux (ce qui m'est d'autant plus facile qu'il n'y a encore là-bas pratiquement aucune diversité visible : les trois quarts des enfants sont blonds).
Le carillon du beffroi de Béthune. Les pavés. La triple carmélite. La baraque à frites et à fricandelles de la place de la République. La foire à jeunes gens. La puissante odeur de fécule de pomme de terre qui accueille ceux qui viennent par le Beau marais. Le collège George Sand, aussi laid et apparemment vétuste qu'à l'époque où j'y étais élève. Les fenêtres dont l'appui intérieur est décoré d'objets posés là comme pour une modeste exposition. Les voitures tunées. La grisaille qui explose parfois en gros nuages cotonneux offrant capricieusement leurs trois minutes de lumière coupante. Le stade où j'excellais au triple saut (tout jeu de mot serait facile). Les boulangeries où l'on trouve des congolais, des palets de dame et du platzek. Le cinéma fermé depuis vingt ans.
C'est là que mon père est mort, aussi ; j'étais à ses côtés.