C’est mercredi, petite journée peinarde avec trois heures de cours seulement, dont deux en demi-groupes. Une sinécure. Pour que mes élèves de seconde ne perdent pas le fil de la leçon que nous sommes en train de faire, je réécris son plan au tableau, en rappelant rapidement ce que nous avons dit sur tel et tel sujet ; mais je vois que plusieurs transcrivent dans leur cahier tout ce qui sort de mon Velleda. Pour la quatrième fois, je répète que tout ceci n’est pas nouveau, qu’il s’agit juste d’un rappel : « Ah ! » s’écrient rageusement mes victimes, comme si je les avais traînées dans un piège sournois.
L’une des données que je leur ai présentées, c’est le fait qu’il y a désormais plus de sept milliards d’habitants sur la terre. Une élève demande alors la parole. C’est un fait exceptionnel car en règle générale, la parole n’est pas demandée mais prise comme une chienne. Une bouffée d’optimisme monte en moi et j’invite l’élève modèle à s’exprimer. Elle me demande si, dans ces sept milliards, on compte aussi les animaux. Ma bouche s’entrouvre et je ne peux répondre ; d’ailleurs un autre élève s’en charge à ma place, en accompagnant ses précisions d’insultes à mon avis méritées.
Ensuite je punis quatre élèves qui ne cessent de bavarder ; l’une d’entre elles se met aussi sec et sous mon nez à faire la punition que je lui ai donnée pour la fois suivante. Je prends sa feuille et la déchire : « Ça se fait pas ! ». Elle est sincèrement indignée. Je ne respecte pas son travail.
Je demande à une autre élève de lire à haute voix la légende d’une photo représentant un bateau de migrants, quelque part dans la mer des Caraïbes. Le texte dit « Ils tentent de gagner la côte des Etats-Unis » ; mais elle a du mal à déchiffrer cet énoncé complexe, et lit le verbe conjugué en prononçant [tãtã]. Pourtant elle a seize ou dix-sept ans et elle a derrière elle au moins dix années de scolarité gratuite.
A propos de la photo, je dis aux élèves que cela doit leur rappeler le drame récent de Lampedusa ; et comme un grand nombre ne voient manifestement pas à quoi je fais allusion, je raconte qu’un navire plein de migrants a fait naufrage au large des côtes italiennes, noyant presque tous ses passagers. « Ouais ! » s’écrie joyeusement un élève du premier rang, alors qu’il est africain, arrivé avant-hier. Je ne sais pas ce qu’il veut dire : est-ce une provocation, un commentaire ironique, une flatulence de sa bêtise ? Je décide de ne pas approfondir, mais je suis frappé qu’aucun des autres élèves n’ait si peu que ce soit réagi à ce sobre éloge funèbre de 300 noyés.
A la récréation, deux élèves font leur apparition sur le seuil de ma classe : ils jouent au foot, avec un vrai ballon et un engagement comparable à celui qu’on pourrait mettre dans une finale européenne ; je dois faire un effort pour me souvenir que nous ne sommes pas à Wembley ou au Nou Camp mais dans le couloir du cinquième étage d’un lycée de banlieue. Ayant beaucoup à faire je décide de ne pas tenter l’impossible, c'est-à-dire la confiscation du ballon : je me contente d’une bonne soufflante et de menaces assorties. Mais alors que je termine de préparer ma salle, j’entends que les élèves ont repris le jeu. Ils ont simplement interrompu leur match pour le remplacer par un petit toro. Laissant tout en plan, j’interviens de nouveau. Un élève me dribble. Le ballon disparaît.
L’un des sportifs profite de ma présence pour rouvrir son dossier personnel : alors, cette heure de colle ? Je la lui ai donnée le dernier jour parce qu’il écoutait de la musique pendant mon cours. Mais il n’avait rien sur quoi je puisse noter la sanction, ni carnet de liaison, ni agenda, rien. Depuis, il joue la procédure, essaie le vice de forme : peut-on considérer comme devant être purgée une sanction qui n’a fait l’objet que d’une notification orale ? Ne pourrait-on négocier un sursis, voire un non-lieu ? Footballeur et juriste, cet élève incarne bien notre jeunesse multitalentueuse.
Dans l’heure suivante, je projette une carte où figurent des prévisions à long terme au sujet du réchauffement climatique. A Paris, il pourrait faire 6° de plus en 2100. Or la température moyenne en juillet est actuellement de 19°. Combien fera-t-il donc à la fin du siècle ? N’obtenant pas de réponse, je reformule : combien font 19 + 6 ? Plusieurs élèves sortent leur calculatrice, mais n’ont pas l’occasion de s’en servir car un trouble-fête surdoué finit par donner la bonne réponse.
Un peu plus tard nous observons un graphique représentant l’évolution démographique d’un pays pauvre quelconque. Commentant ce document, j’utilise à un moment donné la date « 1975 ». Une des meilleures élèves de la classe interrompt son bavardage pour prendre la parole (comme une chienne) :
« Eh, c'est les zippies, ça. Y faisaient l'amour avec tout le monde.
Moi. -Mais de quoi vous me parlez ?
L’élève. -Ben des zippies ! 1975, c'est ça leur époque, non ? J'ai vu un film, la fille elle savait même pas c'était qui le père à son enfant.
Un autre élève. -Non mais je peux la frapper, msieu, si vous voulez.
L’élève. -Vas-y, sale mysogyniste.
Moi. -OK, Autrélève, mais en dehors de l'établissement, d'accord ? »
Enfin je prends la sotte initiative de demander à mes élèves de faire un devoir à la maison. La consigne est de répondre sur une feuille aux questions des pages 31 et 35 du manuel. Une élève demande :
« Eh msieu, les questions des pages 31 et 35, là, qu'on doit faire pour mercredi prochain...
-Oui ?
-Ben elles sont où dans le manuel ? »
Je dois prendre un bref instant de pause. Je regarde la rue et j’imagine que je suis ce beau peuplier. Comme sa condition me paraît enviable !
Et je ne parle pas des élèves innombrables qui gardent leur sac sur leurs genoux ou sur leur table pour consulter en temps réel l’enrichissement de leur Facebook, de l’élève qui porte un sweat-shirt où l’on voit une main immense adresser urbi et suburbi un bon gros doigt d’honneur, de l’élève qui manque le premier cours mais vous fait l’amitié de venir au second, sourire aux lèvres, parce qu’il a fini par réussir à se lever, de l’élève qui vous apprend le 9 octobre qu’il n’a jamais eu le manuel avec lequel il est censé travailler depuis le 4 septembre, des élèves nombreux qui pensent que le mot « moindre » est une invention de ma fantaisie, des élèves qui ne peuvent s’empêcher d’annoncer à voix bien haute tous les évènements météorologiques visibles de nos fenêtres (« Y pleut ! » « Y pleut plus ! » « Ouah le veeent ! »).
C’est moi qui m’aigris ou ils sont de pire en pire ?
Consigne : dans le texte ci-dessus, l’auteur répète à de nombreuses reprises le mot « élève ». Remplace-le par des synonymes ou, le cas échéant, par des termes désignant plus exactement ce qu’ils sont.