Je ne vais pas me lancer dans une grande analyse, ni dans une grande dénonciation, de la réforme des rythmes scolaires ; beaucoup ont déjà excellemment fait l’une et l’autre ; je souhaite bien entendu que cette mesure soit rapportée, mais je sais qu’elle ne le sera pas –du moins pas avant le départ de M. Peillon de la rue de Grenelle et, vraisemblablement, pas avant la prochaine alternance politique au moins. Cette réforme est pourtant une catastrophe à tous points de vue. Elle n’a aucune chance d’atteindre son objectif, elle est coûteuse, elle est inégalitaire, elle est pour toutes ces raisons de plus en plus impopulaire auprès des parents et des enseignants. Ceux de mes lecteurs qui ne font pas partie de l’Education nationale ne peuvent se figurer à quels sommets de détestation Vincent Peillon est déjà parvenu parmi ses ouailles. Il s’est d’abord signalé à notre attention par une sinistre description de l’école comme atelier de conformation citoyenne. Il a ensuite dès son arrivée au ministère ouvert une prétendue concertation dont, comme il est de règle, les conclusions se sont avérées en tous points conformes aux vœux exprimés ab initio par leur organisateur. Prenant appui sur ces bases sablonneuses, il a ensuite imposé une réforme dont le caractère bancal et dysfonctionnel saute aux yeux de toute personne sensée, et dont le seul intérêt aura été de nous révéler l’existence de l’étrange profession de chronobiologiste. Il prépare à présent une grande opération de communication où, terrorisant le pauvre peuple au moyen de statistiques PISA pires que jamais, il nous invitera en toute logique à généraliser et approfondir les méthodes qui nous ont valu ce déclin. Bref, Vincent Peillon -doté par-dessus le marché d’une belle arrogance et d’un cordial mépris à l’égard des enseignants de base- Vincent Peillon est le pire ministre de l’Education nationale depuis Luc Châtel, au moins.
Je ne parlerai donc ici ni des programmes, ni des méthodes, mais simplement des heures. J’ai pour ce faire repris l’ensemble des textes officiels depuis 1956, en me concentrant sur le cours élémentaire. Ce niveau m’a paru intéressant parce qu’il se trouve à la charnière de ce qu’on appelle aujourd’hui le « cycle des apprentissages fondamentaux », dont le CE1 est la conclusion, et le « cycle des approfondissements », dont le CE2 marque le début. Âgés de 7 à 9 ans, les élèves terminent alors d’acquérir des outils intellectuels qu’ils utilisent avec une précision et une autonomie croissantes… du moins en théorie. Les résultats de ma recherche se trouvent dans le document ci-joint ; je prie le lecteur d’y jeter un coup d’œil, si rébarbatif qu’il soit à première vue, avant de poursuivre la lecture de cet article. On remarquera que je n’y mentionne pas la réforme Peillon, puisque celle-ci ne touche pas au nombre d’heures de cours ni à leur répartition par matière, mais se borne à les étaler sur quatre jours et demie (en y ajoutant trois heures d’activités périscolaires pour faire l’appoint).
Premier constat : le nombre d’heures passées en classe a constamment diminué depuis 1956. Ce n’est qu’une conséquence du passage de la semaine de cinq jours à quatre et demi (en 1969) puis à quatre (en 2008), car la journée de classe dure toujours six heures et le partage de l’année scolaire en 36 semaines travaillées et 16 semaines de vacances est stable depuis 1960. De ce point de vue la réforme Peillon ne change pas grand-chose car les élèves passeront désormais plus de temps chaque semaine dans l’école, mais pas en classe. Cette diminution régulière du nombre d’heures travaillées n’est pas en elle-même une tragédie. Trente heures par semaine, pour un enfant de sept ans, c’était vraiment beaucoup. Et même maintenant que nous sommes descendus à vingt-quatre, il reste tout de même 864 heures annuelles, ce qui n’est pas rien ; on nous a assez seriné que les enfants des pays nordiques en ont pour la plupart moins de 700, et qu’ils savent mieux lire que les petits Français, gna gna gna.
Mon deuxième constat porte sur les matières essentielles. J’entends par là le français, les mathématiques, et tout ce qui entre dans la catégorie de « l’éveil » (histoire, sciences, activités manuelles et artistiques ; je laisse donc de côté l’éducation physique et sportive). Ces disciplines occupaient 25 heures par semaine, devoirs compris, en 1956 ; la réforme post-soixante-huitarde du ministre Guichard ne leur en laissa que 18 et demie. Une correction s’opéra par la suite jusqu’à ce que François Bayrou leur rende en 1995 une dotation assez correcte de 21 h. Mais les réformes suivantes rognèrent de nouveau ce pécule, et on est redescendu aujourd’hui en dessous de 18 heures hebdomadaires (soit moins de 650 heures par an). Par rapport à 1956 c’est une diminution de 30 %, proportionnellement plus forte que celle du temps scolaire en général. Deux explications se présentent avec évidence. La première est que le temps des récréations, qui autrefois était précisément quantifié (2 h 30) et distingué du temps des apprentissages, est depuis 1969 prélevé sur ce dernier, à charge pour les maîtres de veiller à ce que toutes les matières soient équitablement rançonnées. Ainsi, le français est censé bénéficier de 8 h par semaine en CE2, mais ces 8 heures sont en réalité 7 h 20 ; les mathématiques perdent 25 minutes de leurs cinq heures, et ainsi de suite. –La deuxième explication est qu’une nouvelle matière, absente des programmes jusqu’en 1995 et facultative jusqu’en 2002, a depuis fait son apparition sous les vivats : il s’agit de la « langue vivante étrangère ou régionale », plus connue sous le nom d’« inegliche gloubiboulga », qui prend une heure trente par semaine.
Il faut dire au passage un mot du temps consacré aux devoirs. En 1956, cinq heures hebdomadaires leur étaient réservées dans l’emploi du temps des classes ; c’est d’ailleurs ce qui motivait une fameuse circulaire qui, la même année, interdisait aux maîtres de donner à leurs élèves des devoirs à la maison. Mais à partir de 1969, les instructions ne mentionnent plus les devoirs en classe ; les enseignants ont sur ce point carte blanche ou presque. Bayrou restaure une demi-heure quotidienne d’« étude dirigée » en 1994, mais dès 2002 Lang revient sur cet archaïsme, préférant laisser aux maîtres « une autonomie supplémentaire (…) pour utiliser cette pratique en fonction des besoins particuliers d'une classe tout au long de l'année ou pendant une période déterminée. » Un élève peut donc ne faire que très peu de devoirs en classe, si c’est ce que décide son maître, et les devoirs à la maison restent évidemment interdits. Etrange système que celui qui oblige les enfants à ânonner des comptines en anglais mais les dispense d’un travail personnel systématique pour acquérir les bases de leur langue. Mais refermons la parenthèse.
Troisième et dernier constat : le nombre de tâches à accomplir, en partie masqué par la rédaction des textes officiels, aboutit à un fractionnement et à un mitage du temps passé à l’école. Dans les 27 heures hebdomadaires qu’ils passent désormais entre ses murs, en application de la réforme Peillon, les élèves de CE2 (qui je le rappelle ont 8 ans) doivent ainsi caser du français, des mathématiques, de l’anglais, des sciences expérimentales et/ou de la technologie, de l’histoire et/ou de la géographie et/ou de l’instruction civique et morale, des arts visuels et/ou de l’éducation musicale avec en bonus éventuel une des vingt heures annuelles d’histoire des arts enseignée de façon transversale, de l’éducation physique et sportive, des technologies de l’information et de la communication (elles aussi enseignées de façon transversale), neuf récréations de quinze minutes, des devoirs dans les différentes matières (si le maître juge utile d’en donner et trouve un créneau pour en faire), plus à présent des activités périscolaires qui dans certaines écoles varient d’un jour à l’autre. Je ne vois pas comment cet éclatement du temps passé dans l’école pourrait favoriser les apprentissages. Quant aux maîtres, ils sont confrontés à un dilemme : favoriser le français et les mathématiques en minorant ou en oubliant le reste (c’est ce que je ferais), ou bien pratiquer une sorte de dispersion ludique, en organisant leurs journées et leurs semaines comme des séances de zapping.
C’est de toute évidence l’option qui a été retenue par les deux derniers enseignants de mon fils. Parvenu aux vacances de Toussaint de son année de CM1, c'est-à-dire pratiquement aux deux tiers de sa scolarité primaire, il sait dire « Hello, my name is Louis. What is your name ? » à tout anglophone qui voudra bien croiser son chemin, a consacré un temps considérable à l’importante question du tri des déchets, a appris par cœur maint indigeste photocopié sur les phénomènes de transfert culturel à l’œuvre dans la Gaule romaine, a commis plusieurs peintures en hommage à l’œuvre de Magritte et de Warhol. En revanche il a fait très peu de dictées et presque aucune rédaction, n’a étudié aucun texte classique (pas même une simple fable de La Fontaine !), ne saurait pas sa table de multiplication par sept si je ne l’avais pas personnellement harcelé à ce sujet, n’a eu à résoudre qu’un nombre minime de problèmes mathématiques, n’a pas la moindre idée de la façon dont on pose une division –même une division du type 96 ÷ 3. Il fréquente pourtant une école publique très classe moyenne, bien logée et bien équipée, où les effectifs des classes sont raisonnables et où l’équipe enseignante est remarquablement stable. J’ai le sentiment d’un considérable gâchis, à la fois pour mon fils, qui est resté très en deçà de son potentiel, et pour ses enseignants qui me paraissent avoir renoncé à toute véritable ambition dans l’exercice de leur métier. Et je sais que ce sentiment est très largement partagé.
La réforme Peillon ne résout aucun des problèmes pointés ci-dessus, et aurait même tendance à les aggraver puisqu’elle accentue la dilution du temps consacré aux apprentissages fondamentaux dans le temps global passé entre les murs de l’école. J’ai entendu dire qu’il était possible d’apprendre autrement ; sur un plan général c’est sans doute vrai, mais dans le cas d’espèce je vois mal comment les heures consacrées à l’éducation nutritionnelle ou à la réalisation de collier de perles pendant les périodes périscolaires vont aider les élèves à comprendre comment structurer une phrase correcte ou poser une soustraction.
Si j’étais ministre de l’éducation nationale, je mettrais donc en œuvre une autre réforme des rythmes scolaires, dont les axes seraient les suivants :
-les élèves travailleraient de nouveau 26 heures par semaine au lieu de 24 actuellement, les maîtres consacrant une vingt-septième heure à se concerter pour accomplir un véritable travail d’équipe. Les cours auraient lieu les lundi, mardi, jeudi, vendredi et samedi matin, sans possibilité de dérogation. On en reviendrait de ce point de vue à la situation de 1995.
-les programmes seraient revus, non pour favoriser une méthode ou changer en profondeur les contenus (même s’il y aurait là un chantier intéressant), mais pour les alléger : je supprimerais l’anglais et l’histoire des arts, je relèguerais les TICs et l’instruction civique dans les territoires incertains de la liberté pédagogique de chaque enseignant.
-la suppression d’une matière –l’anglais- et l’allongement de la durée des cours nantiraient les maîtres d’un supplément de trois heures et demie chaque semaine pour les apprentissages fondamentaux. Ils seraient laissés libres de les consacrer aux cours de français et de mathématiques, ou d’en faire un temps spécifiquement et explicitement réservé aux devoirs.
-enfin, il faudrait sans doute raccourcir les vacances d’été de deux semaines, à la fois pour donner davantage de temps au travail scolaire et pour laisser moins de temps au « désapprentissage » estival. C’est là une réforme que M. Peillon lui-même affirme envisager, mais pas avant 2015 ; et qui peut croire qu’il sera encore ministre de l’éducation nationale à cette date alors que, tête de liste aux élections européennes, il prépare déjà son exfiltration ?
Evidemment, je ne serai jamais ministre de l’éducation nationale, et aucun de ceux qui occuperont ce poste dans un avenir prévisible ne prendra de mesure allant dans le sens que j’ai indiqué. Je vois mal la gauche de gouvernement revenir de son propre mouvement sur ce qu’a fait l’un de ses meilleurs sujets. La dernière contribution de la droite dite républicaine en la matière est la stupide réforme Darcos de 2008. Europe écologie – Les verts a approuvé la réforme Peillon, et appelle à poursuivre l’effort par la mise en place d’une école « émancipatrice » où les élèves apprendraient à « coopérer » entre eux, seraient « éduqués à la santé, à la citoyenneté, à l’égalité entre les sexes, à l’environnement et au développement durable, à l’image », à travers des approches transversales et interdisciplinaires : un sublime concentré de boulechitte, dont on se dit qu’il a dû être rédigé entre deux oinj. Le Front de gauche manifeste peu d’intérêt pour les dossiers scolaires, qui sont par exemple relégués assez loin dans le programme du candidat Mélenchon ; ce document même s’en tient à des généralités attendues, centralité de l’élève, hausse des moyens, « école émancipatrice » -comme si la maîtrise du français et de la logique mathématique n’étaient pas les meilleurs outils de l’émancipation intellectuelle de l’enfant.
Ne restent donc que Bayrou, auteur de la dernière réforme bien pensée du temps scolaire, mais qui est malheureusement isolé et dépassé… et le Front national, qui à travers le collectif Racine se plaint explicitement de la diminution continuelle des heures de cours, en général, et du français et des mathématiques, en particulier. Voilà ce qui arrive quand on jette comme de vieilles hardes tradition et bon sens : on les retrouve plus tard sur l'étal d'étranges chiffoniers.
PS du 15 novembre. Guy Morel, secrétaire du GRIP, me signale à juste titre que ma position sur les rythmes et le temps scolaires rejoint celle de son association ; voir les .pdf intitulés "Un inquiétant réaménagement" et "Lettre ouverte à la représentation nationale".